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procurera les moyens de les mettre à exécution. C’est un dur et épineux métier que celui des appointeurs de débats. Ils font toujours un mécontent au moins, et le plus souvent ils en font deux. On épluche, on discute leur sentence, on les accuse de parti-pris et de n’avoir pas tenu la balance égale. S’ils décident en faveur du faible, le fort n’en appellera-t-il pas? Useront-ils de contrainte? auront-ils des armées? auront-ils seulement des gendarmes? Ils en seront réduits à dire : « Soyez raisonnable, soumettez-vous. » Mais le miracle de la raison est un puissant qui convient de ses torts et passe condamnation.

Jusqu’à ce qu’un congrès ait résolu ces délicates questions, jusqu’à ce qu’il ait prouvé que l’impossible est possible, il est permis de craindre que le seul moyen efficace et pratique de pacifier l’univers ne soit l’établissement d’une monarchie universelle. C’est du moins le seul qu’on ait inventé jusqu’aujourd’hui. Durant plusieurs siècles, Rome a donné la paix aux nations, à qui elle imposait ses volontés par ses légions, recrutées partout, mais formées à son image, dressées à la discipline romaine. De la Tamise au Nil et du Tage jusqu’à l’Euphrate, elle mettait en arbitrage les différends de ville à ille, de peuple à peuple, de souverains à sujets. Longtemps le monde affamé de repos bénit cette main tantôt douce, tantôt violente, qui le tenait sous son obéissance, matait les querelleurs, protégeait les petits contre les usurpations des grands. Comme l’a dit Tacite : Omnem potestatem ad unum conferri pacis interfuit. Quels que fussent les vices des empereurs, Rome était presque seule à en souffrir ; les peuples étrangers ne se ressentaient que de leurs bienfaits et, oubliant leurs dieux nationaux, dressaient des autels à César. N’était-il pas le patron, le préteur souverain, le haut justicier du monde?

L’Europe a bien changé. Quand on lui promettrait de ne lui donner jamais pour maîtres que des Trajan ou des Marc-Aurèle, il serait bien difficile de lui faire accepter une monarchie universelle. Depuis des siècles, comme on l’a dit, l’Europe est une espèce de grande république, partagée en plusieurs états, et ces états, tous défians et ombrageux, sont aussi jaloux de leur indépendance que l’étaient les cités grecques au temps de Périclès. Le seul principe de droit public sur lequel ils s’entendent est celui de l’équilibre, de la balance entre les possessions territoriales ; c’est l’âme de leur politique. On les a vus se réunir et conspirer ensemble contre toute puissance qui avait assez grandi pour rompre cet équilibre, pour déranger cette balance. Depuis Charles-Quint jusqu’à Louis XIV et à Napoléon Ier, toutes les entreprises de domination universelle ont été déjouées par des coalitions, et Montesquieu a dit fort justement