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des quakers, mais de bons patriotes, et ils n’admettent pas que leur pays reçoive un soufflet sans en rendre deux. Mais ils pensent aussi que le monde irait bien mieux si l’on n’y souffletait personne, que, si les peuples étaient raisonnables, ils aboliraient la guerre, cette loi de rigueur et de sang, et s’arrangeraient d’un commun accord pour vider pacifiquement leurs querelles, en les soumettant à la décision d’arbitres impartiaux.

C’est un rêve, c’est une chimère, a-t-on dit plus d’une fois, et après avoir rêvé, on se réveille ; mais rien ne décourage les gens convaincus. Il est bon qu’il y ait des prêcheurs d’utopies ; leurs prédications ne sont pas tout à fait inutiles, il en reste quelque chose. Les chevaliers errans passaient, eux aussi, pour des rêveurs, et pourtant s’il n’y avait point eu de chevaliers, la société moderne vaudrait moins qu’elle ne vaut. Au surplus, les partisans de l’arbitrage international allèguent, avec quelque apparence de raison, qu’ils s’inspirent de l’esprit du temps, que la guerre paraît être une sorte d’anachronisme dans un siècle comme le nôtre, qu’on peut appeler à la fois le plus humain et le plus scientifique de tous les siècles.

Jamais on ne s’est tant occupé d’adoucir les mœurs et les lois, d’instruire les ignorans, d’améliorer le sort des classes souffrantes, d’augmenter et la durée et le prix de la vie. Jamais non plus les inventions du génie n’ont contribué davantage à répandre le bien-être, à rendre l’existence facile, et faciles aussi les communications entre tous les peuples, qui, grâce aux miracles de la vapeur et de l’électricité, se sentent aujourd’hui plus voisins les uns des autres que ne l’étaient jadis les provinces d’un même royaume. Jamais cependant, par un étrange contraste, la préparation de la guerre n’a tenu tant de place dans les préoccupations des chefs d’état. Jour et nuit les nations montent la garde, mèche allumée, sur leurs frontières ; l’Europe est un camp, et les arts destructifs sont cultivés avec autant d’ardeur que les arts de la paix. Le service universel et obligatoire, cette intention prussienne adoptée presque partout, a hérissé de baïonnettes les monts et les plaines. Un gouvernement qui en a deux millions à ses ordres trouve que ce n’est pas assez, qu’il lui en faut trois pour répondre de la sûreté publique. Cette contradiction afflige les philanthropes. Il leur semble qu’un bon et un mauvais démon se disputent la possession de l’Europe, qu’incertaine dans ses voies, partagée entre sa raison el ses passions, elle conclut tour à tour un pacte avec les enfans de lumière et avec le diable, et, pour la dégoûter du diable, ils se proposent d’en dire beaucoup de mal dans leur congrès. Tel philosophe leur répondra peut-être que le diable a un rôle à jouer