Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il contribua pour sa part à la chute de ce gouvernement. Tous les livres qu’il écrivit à cette époque, le Livre du peuple, Une Voix de prison etc., ne sont plus que de faibles imitations des Paroles d’un croyant ; on n’y trouve aucune idée personnelle : ce sont les lieux-communs démocratiques, mêlés çà et là de socialisme vague. Un seul doit être signalé comme caractéristique, ce sont les Amschaspans et les Darcans. Ces mots représentent les génies bienfaisans et les génies malfaisans, les bons et les méchans. Toute sa vie, Lamennais a ainsi divisé les hommes en deux classes : d’un côté, le parti du bien ; de l’autre, le parti du mal ; et toute sa vie aussi il a assimilé les méchans à ceux qui ne partageaient pas ses opinions. Seulement ceux qui étaient les bons dans la première période de la vie sont devenus les méchans dans la seconde, et réciproquement. Mais c’était toujours la même intolérance. Jusqu’au bout il fut l’ennemi du tolérantisme ; jusqu’au bout il eut des anathèmes. Il fut toujours l’homme de l’Essai sur l’indifférence. Telle fut la malheureuse unité de sa vie.

Nous en avons fini avec le politique ; nous allons rentrer dans la philosophie. Au moment où Lamennais semblait le plus fini, le plus épuisé, au point de vue politique et polémique, il se renouvelait en publiant la plus sereine et la plus noble de ses œuvres, l’Esquisse d’une philosophie, ouvrage trop oublié et auquel le nom même de Lamennais a fait tort. On était tellement habitué à être troublé ou révolté par ses écrits qu’un livre de pure philosophie, absolument désintéressé, sans passion, tout scientifique, parut quelque chose d’ennuyeux. Les philosophes n’en firent pas de cas parce qu’ils y virent une concurrence, et le public n’y comprit rien. C’est aujourd’hui un livre à exhumer ; nous y consacrerons la fin de cette étude.


PAUL JANET.