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apostrophe : « Oh ! si vous saviez ce que c’est qu’aimer ! » Comment celui qui sentait si vivement les beautés de l’amour et de la paix a-t-il passé ses jours dans la haine et dans la guerre ? Serait-ce le rêve d’un bien extrême dépassant la nature humaine qui lui a fait voir partout un excès de mal qui n’existe pas davantage ? Au fond, il n’y a pas de doctrine précise dans les Paroles d’un croyant. C’est un poème et non un traité. Ce que l’on peut y découvrir, c’est la doctrine des millénaristes, quelque chose d’analogue à l’Évangile éternel de Joachim de Flore au moyen âge. C’est l’illusion d’une société parfaite, idéale, paradisiaque, gouvernée par l’amour, empêchée par la méchanceté des despotes, et qui sera obtenue par la liberté. Pour reconnaître ce qu’il y a d’illusoire dans ce point de vue, il suffit de comparer les griefs de l’auteur contre la société de son temps avec la peinture idéale et idyllique dont il nous fait la peinture. Tous ces griefs ont cessé d’être légitimes. Restriction du suffrage, monopole de l’enseignement, législation compressive de la presse, absence de liberté de réunion, de liberté des grèves, etc., tels sont les maux contre lesquels il déclame. Depuis ce temps, tous ces griefs ont disparu ; et, cependant, sommes-nous dans le paradis plus qu’auparavant ? Le progrès est vraiment impossible, si l’on ne commence pas par jouir des biens relatifs que l’on possède ; car tous ceux que l’on acquerra ne seront jamais que des biens relatifs ; et, comparés à un absolu indéfinissable, ils seront toujours des maux. On peut sans doute demander sans cesse plus que l’on a, mais c’est à la condition de ne point méconnaître ce que l’on a. Employer un langage qui serait à peine juste appliqué à un Néron contre des gouvernemens modérés qui ne vont pas tout de suite à l’extrémité de leurs principes, c’est un défaut de justesse qui gâte la plus grande éloquence. Il est vrai de dire, pour atténuer les torts de Lamennais, que s’il y avait en France à cette époque une liberté relative, il restait encore en Europe une grande part de vraie tyrannie ; des peuples entiers étaient opprimés, et l’ancien régime était encore tout-puissant dans beaucoup d’états ; mais Lamennais ne faisait pas cette distinction. Il combattait tout sans réserve, et il livrait à la haine et au mépris tous les pouvoirs du monde. Il croyait trop aux vertus du peuple ; il croyait trop aussi à la nécessité d’une dissolution universelle pour faire éclore la société qu’il rêvait. Il avait franchi les limites qui séparent le libéralisme de la démocratie, et la démocratie réglée de la démagogie et de l’anarchie.

Nous ne suivrons pas Lamennais dans toute sa carrière démocratique. Il se fit pamphlétaire, luttant de popularité avec Timon (de Cormenin) dans sa guerre contre le gouvernement de Juillet.