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comprendre cette rétractation si l’on songe que le brûlot qui allait mettre l’incendie dans l’église était déjà tout prêt. Il est probable que Lamennais se satisfit la conscience en déclarant, comme il l’avait déjà fait, et comme il le fait encore dans une lettre à l’un de ses amis, le marquis de Coriolis (3 février 1834), qu’il était résolu à ne plus se mêler des affaires de la religion et de l’église. Or le livre qui allait paraître ne parlait pas des affaires de la religion et de l’église, mais seulement des affaires des peuples et des rois. Il était donc, il croyait être dans les limites de la soumission précédente. Quelques jours même avant cette renonciation finale, obtenue par l’archevêque de Paris, il écrivait à un ami : « La question est maintenant nettement posée. Il s’agit de savoir si les catholiques doivent reconnaître dans le pape l’unique souverain au spirituel et au temporel… Rome essaiera de nouveau d’envelopper la question politique dans la question religieuse, et moi je les séparerai de nouveau (22 novembre 1833[1]. » N’était-ce pas là encore un subterfuge ? N’était-ce pas précisément cette réserve qui avait été condamnée à Rome, et qu’il allait abandonner définitivement dans sa renonciation du 11 décembre 1833 ?

Le sort en était jeté. Lamennais voulut « en finir. » C’est lui-même qui s’exprimait ainsi en confiant à Sainte-Beuve son manuscrit des Paroles d’un croyant en le chargeant de le faire imprimer. Ce livre fit un effet prodigieux. À l’imprimerie même où on le composait, les ouvriers interrompaient leur tâche pour le lire tout haut. Sainte-Beuve raconte qu’étant allé à l’imprimerie pour suivre les phases de l’impression, « il trouva les compositeurs qui avaient quitté leurs cases et s’étaient réunis en rond autour de l’un d’eux, qui déclamait avec un enthousiasme indescriptible le feuillet de copie qu’il tenait en main[2]. » L’impression produite par ce livre étrange est merveilleusement résumée dans une lettre[3] d’un des plus fidèles amis de Lamennais, M. de Vitrolles, qui lui rapportait en ces termes les jugemens recueillis autour de lui (11 mai 1834) : « Mais comment avez-vous laissé écrire et publier un pareil ouvrage ? — Et comment aurais-je pu l’empêcher ? — Mais c’est une œuvre abominable, tous les principes de la société y sont attaqués ; quelle violence, quel talent ! — Il n’y a plus de gouvernement possible, si les lois sont impuissantes pour faire condamner l’auteur par les cours d’assises. — C’est sublime, et puis c’est vrai. La légitimité

  1. Cette lettre se trouve dans les Confidences de Lamennais, publiées par M. de La Ville-Radel (1886).
  2. Sainte-Beuve, Constitutionnel, 23 septembre 1861.
  3. Correspondance inédite, par Eug. Forgues, p. 247.