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à cause de mes blessures qui se rouvraient ; je marchais, pareil à une bête sauvage traquée sans relâche, me blottissant des semaines entières au plus profond des grands bois. Parfois, dans les immenses forêts vierges, je tombais sans force, exténué par la faim, et des troupes noires de vautours et de corbeaux, flairant un cadavre prochain, s’abattaient en rapides tourbillons par-dessus ma tête, comme une sinistre prédiction[1].

Alors, insensé que j’étais, je conjurais le Dieu de miséricorde, le Dieu de justice, le Dieu des malheureux. Aide-moi !... Secours-moi!.. Aie pitié de moi, Seigneur! Permets, ô le plus tendre des pères! que je revoie ma patrie! Donne-moi la mort ensuite! je me la donnerai moi-même s’il le faut, mais laisse-moi arriver jusque-là! Je ne te demande rien, rien de plus!..

Je marchai pendant deux ans...

Enfin, j’arrivai dans le gouvernement de Perm. Jamais encore je n’étais parvenu aussi près de ma patrie ; mon cœur se gonflait de joie, et dans mon cerveau troublé, une seule pensée, comme dans la tête d’un fou, tournait sans relâche. Je vais revoir mon pays ! Je vais revoir ma terre natale! Je mourrai sur la tombe de ma mère bien-aimée !

Lorsque j’eus franchi les monts Ourals, je me crus sauvé. L’émotion me brisait au point que je perdis connaissance... Quand je me relevai, je pleurai longtemps, longtemps, bénissant Dieu de sa bonté, de sa miséricorde! Mais Lui, le Miséricordieux, me préparait, pour le même jour, le coup de grâce,.. le dernier coup fatal!..

... C’est à Yakoutz, cette fois, que l’on me déporta.

Pourquoi ai-je supporté mes tortures jusqu’à ce jour, pourquoi me suis-je efforcé de vivre, pour arriver à cette fin misérable?

C’est que je voulais voir jusqu’où irait l’acharnement de ce Dieu et quels desseins il avait sur moi.

Et voyez!.. d’un homme qui croyait en lui avec la ferveur d’un enfant, d’un homme qui n’avait jamais, dans son existence tout entière, éprouvé une heure de joie, et n’y avait même pas aspiré,.. auquel nul, à part sa mère, n’avait témoigné de bienveillance, qui, pauvre, estropié, avait travaillé jusqu’à la fin de son existence sans jamais tendre la main, qui n’avait ni volé, ni tué, ni envié le bien d’autrui, qui, possédant deux objets, les donnait tous les deux sans partage,.. voyez ce qu’il a fait!

Eh bien! je vous le dis, ce Dieu-là, je le hais!.. ce Dieu, je n’y

  1. Les prisonniers qui s’évadent de Sibérie croient que, si dans leur fuite à travers la forêt des troupes d’oiseaux s’amassent sur leur tête, la mort est proche, et rien ne pourra les y soustraire.