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pas le droit d’abandonner mes forces à la grâce du sort, et devoir leur trouver un champ d’action plus large que celui qu’on me limitait. Le mal du pays me poussait aussi; je luttai pendant deux années; enfin, n’y tenant plus, je m’échappai., mais les Cosaques me rattrapèrent...

Je fus cette fois déporté beaucoup plus loin encore, dans le gouvernement de Tomsk. Je ne me décourageai pas, et me remis énergiquement au travail, ne me nourrissant que de pain et d’eau. Lorsque j’eus enfin amassé la somme nécessaire,.. je m’évadai encore une fois.

Hélas ! cette seconde fuite me valut un emprisonnement de quelques années. Considéré désormais comme un récidiviste endurci, je fus envoyé à l’extrémité même de la Sibérie.

L’hiver, cette année-là, était effroyablement rigoureux ; j’étais sans argent, sans vêtemens, mes pieds gelèrent. Ce fut un désastre pour moi, d’autant plus qu’on m’avait déporté au-delà du Iénissei, sur une terre sourde, à peine habitée, où la vie était dure. Je gagnais péniblement mon pain. Malgré mon infirmité, j’appris plusieurs métiers, la menuiserie entre autres, et je vivais tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

Six années s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles, à force de privations, je pus réunir encore quelque argent. Alors, malgré mes pieds estropiés, en dépit de mes cruelles déceptions, je me traînai encore une fois vers la route de la liberté.

Je ne croyais plus à mes forces, j’étais malade, brisé; mais que voulez-vous?.. L’Occident m’attirait,.. seulement mon but était changé à présent : ce n’était plus pour y vivre, c’était pour y mourir, que j’aspirais à retourner là-bas! — Mourir! j’y rêvais comme à une félicité. Mourir sur la tombe de ma mère bien-aimée.

Dans ma triste existence, ma mère était le seul être humain qui m’eût témoigné de l’intérêt. Je n’avais jamais eu ni femme, ni enfant, ni maîtresse. C’est d’elle seule que j’avais reçu un peu de joie dans ce monde...

Aussi, quand je m’étais senti à bout de forces, faible et abandonné, c’était après la tombe de l’unique créature qui m’eût jamais aimé, que je m’étais mis à languir.

Dans mes nuits sans sommeil, il me semblait sentir encore sur mon front, comme naguère, à l’heure du départ, la douce pression de ses mains. Je sentais sur mes joues ses tendres baisers, et ses larmes brûlantes m’inondaient encore, comme le jour où elle me disait adieu, pressentant peut-être cette éternelle séparation. Aujourd’hui, je ne sais plus si c’était après elle ou après mon pays que je languissais le plus.

Cette fois, le trajet fut horriblement pénible; je n’avançais guère