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sorte d’amertume mêlée à du mépris et de la haine pour tout être grand et robuste qui ne savait pas respecter les droits des faibles. Jamais sa queue ne frétillait pour personne que pour son maître, jamais il ne mendiait les caresses d’autrui;.. peut-être n’y croyait-il pas !.. et s’il y répondait, c’était par de sourds grognemens.


Deux ou trois semaines s’écoulèrent, mais la santé de Kowalski ne s’améliorait pas; au contraire, elle faiblissait de jour en jour. Nous qui observions avec attention le patient, nous étions forcés de convenir que cette maladie-là serait certainement le dernier acte de sa misérable existence ici-bas.

Kowalski le pressentait-il ? Dieu seul le sait !.. Et pourtant si, il devait le savoir, car il cessa soudain presque de parler.

Plusieurs journées s’écoulèrent encore, pendant lesquelles il luttait opiniâtrement contre la faiblesse qui l’envahissait; il essayait d’aller et de venir dans sa yourte, s’efforçait de travailler à ses brosses commencées... Un jour l’ouvrage lui tomba des mains, et il se mit au lit.

A quelque temps de là, j’étais chez moi, j’allais prendre mon thé du matin, quand le serrurier Wladyslaw Piotrowski vint cogner à ma fenêtre. C’était, à Yakoutz, le plus proche camarade de Kowalski. Il venait me demander de l’accompagner chez le malade, qui était plus bas aujourd’hui.

— Il mourra peut-être tranquille, s’il ne se sent pas tout à fait abandonné, m’expliqua le brave homme; et il ajouta :

— Si monsieur voulait bien prendre un livre... avec lui.

Un livre approprié à la circonstance ? je n’en possédais guère. Je m’emparai à la hâte d’un Nouveau-Testament, et nous partîmes.

— Il est donc si mal? demandai-je...

— Je le crains, car son visage est devenu tout noir, et il a annoncé lui-même qu’il mourrait sûrement aujourd’hui.

La yourte du menuisier n’était pas fort éloignée; nous y arrivâmes bientôt. En entrant, nos cœurs se serrèrent, et nous fûmes saisis de cette tristesse qu’on éprouve lorsqu’on pénètre dans un endroit complètement abandonné. On n’y respirait aucune de ces fades exhalaisons de médicament habituelles dans les chambres de malades, et cela provenait de ce qu’il n’avait voulu admettre chez lui ni drogues ni docteur.

En nous approchant du lit, nous reconnûmes vite, à l’odeur fiévreuse et pénible qui se dégageait de lui, qu’il ne se relèverait plus; du reste, il ressemblait si peu à un vivant, étendu là, rigide et les yeux fermés, que nous doutâmes un instant qu’il fût encore en vie.