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cet ordre absurde ; mais bientôt après, j’entendis dans la cour des aboiemens aigus.

La barrière d’entrée n’était pas close, je m’approchai d’elle et regardai. Devant la porte ouverte de l’izba, un petit chien noir, très mince, se dressait avec ardeur sur ses pattes de derrière, bondissait, tournoyait sur lui-même, aboyait et hurlait, dirigeant d’un air menaçant son petit museau pointu vers le ciel bleu sans nuages. Cette fois encore, le courage me manqua pour entrer, et je continuai ma route.


Je le vis enfin. De taille un peu plus haute que la moyenne, il était gris de cheveux et très décharné. Son teint avait, comme celui de la plupart des déportés sibériens, cet aspect terreux qui est un de leurs traits les plus caractéristiques. Ce signe particulier était même à un tel point développé chez lui qu’il était pénible de fixer ses regards sur cette face jaunie, presque noirâtre; et, si ce n’est qu’il parlait et gesticulait, il eût été difficile, à une certaine distance, de le prendre pour un être vivant. Pourtant les éclairs qui jaillissaient par instans de ses grands yeux cerclés de noirs prouvaient que la vie interne n’était pas encore éteinte dans ce cadavre ambulant, et qu’il avait encore la faculté de respirer et de sentir. Au repos, je finissais même par m’habituer à ce visage émacié de douleur; mais quand il se levait, j’étais obligé de me détourner, tant je lisais de souffrance dans ses traits à chaque pas qu’il faisait sur ses malheureux membres estropiés, qu’on eût, à juste titre, pu comparer à d’informes marteaux de chair humaine.

Kowalski parlait le polonais avec une pureté d’accent et une correction rares. Dans ses discours, il évitait de toucher à son passé et s’efforçait également d’écarter toute allusion relative à son pays. Il ne paraissait s’intéresser qu’au temps présent et à son petit chien, avec lequel il conversait sans cesse.

Durant les quelques semaines que je le vis, une fois seulement, connue je lui parlais du gouvernement de Plockie, ses yeux parurent s’animer. Il fixa sur moi un regard où couvait un feu intérieur, et me dit d’une voix toute changée :

— Vous connaissez le Plockie, monsieur?

Comme je lui répondais que j’y avais séjourné une année entière, il murmura, moitié à lui-même et moitié pour moi :

— Tout doit être bien changé là-bas, depuis tant d’années! Vous n’étiez certainement pas au monde quand j’ai été envoyé en Sibérie!.. Dans quelle partie du gouvernement avez-vous habité?..

— Tout près de Raciaz.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent comme pour parler; mais s’aperçut-il