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Et une joie complète, une joie enfantine, éclate sur les visages jaunis des Yakoutes, leurs larges bouches naïves s’épanouissent, paraissant encore plus grandes que de coutume, et leurs petites prunelles noires brillent comme des braises ardentes.

Enivrée de bonheur, la foule chancelle presque :

— Loué soit le Seigneur !.. Loué soit Dieu !.. murmure-t-elle à l’envi, et, tournée vers les gigantesques montagnes de glace qui s’écroulent avec une rapidité qui tient du prodige, elle salue par des trépignemens joyeux. la chute de son implacable ennemi.

Rapidement les glaçons énormes, poussés par un torrent de vagues tumultueuses, éclatent, s’engouffrent et disparaissent.

A peine la Lena a-t-elle charrié et englouti cette masse fabuleuse de glaçons, la terre dégèle vite, et quoiqu’elle ne s’amollise jamais plus profondément qu’à deux pieds environ du sol, la nature se hâte de profiter des trois mois de chaleur qui lui sont assignés. En très peu de temps, tout se développe, tout fleurit, et la vaste vallée où s’étend la ville de Yakoutz présente alors aux regards un aspect féerique.

Fertile et verdoyante, cultivée par endroits, semée de bouquets de bouleaux, de taillis touffus, de prairies fécondes et d’une quantité innombrable de lacs miroitans, cette vallée, vue des cimes élevées qui l’entourent, fait l’effet d’un parc gigantesque, serpenté majestueusement par le ruban d’argent de la Lena. Et la beauté naturelle de cette plaine est encore rehaussée par la ceinture solennelle des mornes forêts vierges qui l’encerclent, faisant d’elle, au milieu de ce pays sauvage et inaccessible, comme une oasis merveilleuse au fond d’un désert.

La tribu des Yakoutes est sans contredit l’une des meilleures de toutes les tribus sibériennes. Elle s’entend surtout à profiter largement des bienfaits du soleil. A peine délivrés des étroites et nauséabondes yourtes hivernales (car ce ne sont que les très pauvres Yakoutes qui séjournent l’été en ville), les habitans remplissent l’air d’un tel mouvement, déploient une vie si intense, ils attaquent leur rude sol avec tant d’énergie, que les pulsations de cette terre, réveillée d’une façon autrement vigoureuse que partout ailleurs, semblent tressaillir avec une double sonorité.

On célèbre ensuite la fête du printemps, fête qui oblige les Yakoutes à maintes offrandes reconnaissantes, ainsi qu’à d’amples libations de koumys (boisson faite de fait de jument fermenté). Après cela, l’atmosphère de fête ne change plus. L’herbe semble sortir de terre connue par miracle, les vaches et les jumens sont gonflées de lait, cette ambroisie de Yakoutz, et le koumys fermenté ne sèche plus dans les coupes de bois.