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inique « que, le peuple étant assailli par guerres particulières, le seigneur en devienne plus riche, et introduise à son advantage telles gabelles et impositions, qui sont, dit il, la dépouille da labeur du peuple dont sont revêtus et enrichis les officiers de justice et de finances. » C’est avec le même accent énergique qu’il invoque la justice divine et humaine « vengeresse » qui punit les prévaricateurs, ceux qui abusent de leur force et de leur crédit, et qui doivent rendre gorge. On ne s’étonnera pas de le trouver parmi les adversaires de la vénalité des charges, qui dégrade la justice et augmente les frais pour le peuple, parce qu’il est impossible que ceux qui « ont acheté leurs estats en gros ne les débitent et distribuent en détail et par argent[1]. »

D’une manière générale, Du Fail flétrit les maximes qui conduisent à maltraiter les populations et à les exploiter, et il va jusqu’à les qualifier de « turquesques et de barbares. » De telles pensées, exprimées avec une telle force, n’achèvent-elles pas d’exclure l’idée qu’il ne faut voir dans celui qui les a énoncées qu’un auteur de facéties? Même dans ces œuvres auxquelles on attribue non sans raison à certains égards ce caractère, nous avons constaté qu’on trouve quelque chose de plus, à savoir cette moelle et cette substance que renferme tout écrit même plaisant et satirique quand il émane d’un esprit ayant quelque portée. Qu’on n’objecte pas que nous avons montré un Noël Du Fail plus sérieux qu’il n’a voulu l’être. Sans doute ses prétentions étaient toutes littéraires. Il était moins soucieux de la matière que de l’art. Il se proposait d’amuser ses contemporains, non d’instruire la postérité. Je suis convaincu qu’il aurait été moins flatté de se voir passé à l’état documentaire que de garder un petit coin dans la pléiade des gens d’esprit de son siècle. Mais ce coin, il le conserve, et j’incline même à penser que sa place a été trop diminuée par un demi-oubli. Tout un côté de la classe rurale d’autrefois nous a paru se manifester dans ces compositions légères, au point de nous donner l’impression de la vie elle-même ; mais si nous avons pensé qu’il pourrait y avoir dans une telle étude quelque intérêt pour la connaissance intérieure de l’ancienne société française, nous espérons aussi qu’on ne regrettera pas de s’être arrêté un instant devant une figure curieuse et qui méritait d’être regardée de plus près.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Contes d’Eutrapel, chap. Ier.