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de soldats pillards se ruant sur la campagne. Quel spectacle alors ! quelle fuite précipitée! quel affolement des pauvres gens! L’un jette au puits ses ustensiles. L’autre a sa crémaillère attachée à sa ceinture, son chaudron sur sa tête, son pot à lessive en une main, son soulier en l’autre, courant de toute sa vitesse vers un bois pour y cacher tout son ménage. Tel charge sa poêle à châtaignes sur son épaule et cache huit onzains dans le gousset cousu de son pourpoint. Emportant avec lui quelque victuaille, il s’enfuit vers la prochaine paroisse, disant qu’au moins les soudards n’auront pas tout ! D’autres chassent devant eux leur bétail: bœufs et vaches portent entre leurs cornes force bassins, lanternes, fusils, entonnoirs, bâtons ferrés par les deux bouts. Les femmes sont plus encore « embesognées » à ces mille préparatifs de fuite faits en hâte, et où passe tout leur attirail de travail et de toilette. « Quelle désespérée furie! » Les langues n’en vont pas moins. « Ma cousine, m’amye, mettez-moy cecy, s’il vous plaist, en vostre faisceau. Ma commère, dépeschons-nous, etc. » Une telle scène n’est d’ailleurs que le prélude d’autres scènes plus horribles et de la dévastation des campagnes, pour longtemps ruinées.

Tout ce que nous avons vu des opinions de Du Fail ne nous incline pas à le considérer comme un réformateur et surtout comme un de ceux qu’on range parmi les précurseurs de 1789. Il ne fait pas entendre une seule réclamation en faveur de ce qu’on a appelé depuis lors les droits de l’homme et du citoyen, une seule protestation contre les abus féodaux dans les campagnes. On ne doit pas pourtant le croire fermé à toute idée libérale, au sens de l’ancienne monarchie, et à toute pensée réformatrice. On a cru qu’il avait du penchant pour le protestantisme. Il fut seulement un catholique très attaché au gallicanisme, comme la magistrature française de son temps. S’il n’a pas craint de faire rire aux dépens des moines et des curés, cela était aussi de tradition dans une certaine classe d’esprits, et maître Rabelais ne s’en était pas fait faute. Mais il émet des idées d’une certaine hardiesse sur les biens du clergé et cherche à établir, par la bouche d’un de ses interlocuteurs dans les Contes et Discours d’Eutrapel, qu’il devrait en rendre la tierce partie au profit des pauvres. Il critique cet excès de richesses ecclésiastiques à divers points de vue, et trouve blâmable que le clergé possède un revenu qu’il évalue à 12,300,000 livres, somme qu’il faudrait, selon lui, doubler en prenant l’estimation actuelle pour une certaine quantité de ces biens et donations. Il n’ignore pas d’ailleurs, dit-il, qu’à parler comme il le fait sur le compte des prélats, on s’expose à se voir appeler par eux huguenot et leur ennemi mortel. Il vante enfin le chancelier Poyet pour son