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elles le même combat, je ne sais si nos vieilles chroniques portent la trace de pareilles mêlées. Est-ce assez que ces duels à dents et à ongles, entre des mégères campagnardes, se soient vus plus d’une fois, pour que Du Fail ait été autorisé à les convertir en guerres civiles à coups de pierre? Je laisse donc cette partie de la narration au compte de l’imagination du narrateur, jusqu’à ce que quelque archiviste me donne la preuve de la vérité du récit sur ces mêlées féminines équivalant à des armées.

Noël Du Fail n’a pas déguisé, on le voit, ce que gardaient de brutalité dans leurs mœurs les paysans de la Bretagne, qui ressemblaient d’ailleurs aux autres paysans de France pour ce reste de barbarie, sauf à l’accuser peut-être encore davantage. On peut dire qu’en général le paysan, tel qu’il nous le montre, n’est ni lâche ni servile. Mais, de même qu’il s’abandonne aux instincts de colère qui poussent certaines espèces d’animaux à se battre jusqu’à s’entre-déchirer, cet homme mal dégrossi obéit aux instincts matériels de la bête, comme le boire et le manger. La prédominance des jouissances du corps sur les sentimens et les préoccupations plus élevés forme en quelque sorte le signe caractéristique de la classe rurale, si on la compare aux gentilshommes. Voilà pourquoi notre auteur n’hésite pas à faire dire à celui qu’il surnomme Gobemouche, s’il devenait un gros seigneur : « Je ne me soucierois beaucoup de tant de belles besongnes que ont ces hauts et puissans gentilshommes ; il me suffiroit seulement de marger de ce beau lard jaune, à cette fin que les chiens me regardassent, et croyez de asseurance que je mangerois tout mon saoul de fèves et de pois, si le quart n’en coustoit plus de deux unzains ; autant en ferois de ces belles andouilles, etc. » Pourtant le paysan lui-même, tout en étant plus simple dans ses sentimens et dans ses besoins que l’homme cultivé et raffiné des villes, ne laisse pas d’être complexe à quelque degré comme l’est toujours la nature humaine. Il n’a pas seulement des instincts grossièrement matériels. Il peut même sacrifier son avarice à un sentiment de dignité et de fierté, par exemple refuser d’accepter un service sans en payer le prix. C’est ce qui arrive à un de ces rustres mis en scène dans les Baliverneries, qui est venu consulter sur son cas, lequel rentre dans le chapitre inépuisable des infortunes conjugales. Il se fâche quand l’auteur de la consultation (qui n’était d’ailleurs qu’un mauvais plaisant) refuse de recevoir les deux carolus que l’autre tire de sa gibecière. « Quoi ! il ne daignerait prendre mon argent ! » Voilà le cri qui lui échappe. Il est évident que Du Fail a voulu nous montrer ici un paysan ayant de quoi vivre. Les plus pauvres ne pouvaient avoir tant de dignité. Au reste, il semble que sa vue se soit