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courir encore plus vite, regagnant leurs villages, ayant perdu quenouilles, fuseaux, et semblable attirail de métier, « sans y comprendre une trentaine de couvre-chefs, sauf erreur de calcul, qui demeuroient pendus et accrochez par les haies et buissons, comme la peur aux talons met des ailes ! » On ne parlait d’autre chose pendant longtemps. L’aventure était mise sur le compte de quelque sorcellerie, sauf à soupçonner les vrais coupables et à « se revancher par des moyens non davantage surnaturels. »

Nous avons montré à propos du sire de Gouberville combien les rixes étaient fréquentes et violentes entre paysans en Normandie. On peut croire qu’elles l’étaient pour le moins autant en Bretagne. L’instinct que les phrénologistes ont appelé combativité y était fort développé. On y faisait moins de procès qu’en Normandie, mais on n’y donnait pas moins de coups de poing. Tel jeu, comme celui qui a été longtemps célèbre sous le nom de jeu de la soule, qui s’est prolongé jusqu’à un temps récent, et qu’il a fallu interdire, entraînait fréquemment des luttes sanglantes. Du Fail a eu l’occasion de revenir par deux fois sur ces descriptions. Il l’a fait avec une singulière énergie et un grand bonheur d’expression. Il nous met en présence de ces combats acharnés entre paysans, qui ne s’engageaient pas seulement d’individu à individu, mais de village à village. On pourrait presque dire qu’il s’est fait l’Homère rustique de ces batailles, dans lesquelles il nous a montré des Ajax de village, à qui ne manque ni la fougue du courage, ni une constance héroïque digne d’un plus grand théâtre et d’une cause plus sérieuse. Le paysan s’y manifeste maintes fois par des traits de nature observés sur place. Tel est, par exemple, ce lutteur que nous voyons partagé entre la honte et la douleur des coups qu’il a reçus, et son retour plein de regret vers la perte de son pourpoint déchiré et « basti par je ne sçais quel coquin de couturier, il n’y avoit pas trois jours. » Ces combats où des rustres se happent et « s’entre-crochent » sont d’un tel acharnement qu’acteurs et spectateurs, bien dignes les uns des autres, se séparent sans que la rixe ensanglantée se termine par la victoire d’un des adversaires. Il ne reste plus à ces spectateurs, avant de retourner chez eux, qu’à apaiser « l’ire de leur faim et de leur soif, en se jetant sur les brocs et faisant rage au plat. » A cette description d’une lutte villageoise jetée dans les Baliverneries, je préfère celle qui occupe tout un chapitre des Propos rustiques. Le tableau est achevé et l’information est à peu près aussi complète que possible sur ce côté trop caractéristique des anciennes mœurs rustiques. Les rivalités de village à village, ces haines héréditaires trop réelles entre voisins, qu’on a pu observer presque en tout pays, haines sans motifs