Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou s’asseoir dans quelque champ ou pré voisin, toujours devisant, et parfois il arrive que quelqu’un prend la parole pour parler morale. Du Fail suppose une de ces harangues adressée à « ceux que Dieu a appelés à cette bienheureuse vocation de l’agriculture. » La jeunesse du pays nous est représentée dans ce discours comme pourvue d’honnêtes qualités, et florissante de santé et de vigueur. Mais il y a une minorité qui se laisse entraîner à des pratiques vicieuses. C’est d’elle que notre orateur veut tirer une leçon qui frappe fortement l’imagination de ses auditeurs. Il s’attaque au grand défaut de la jeunesse, l’imprévoyance, l’irréflexion. Elle ne voit « que les choses présentes, ce qui est à ses pieds. » Tous ces lieux-communs de morale populaire, relevés de détails heureux et piquans, prennent une force qu’ils n’auraient pas s’ils étaient sèchement énoncés, par le souvenir tout vivant d’enfans du village qui ont mal tourné. Que ne donnaient-ils pas à espérer lors de leurs premiers débuts! On les a vus changer peu à peu, fréquenter les tavernes, hanter les mauvais lieux, « peste de tout bon naturel. » Remarquez que toutes ces observations s’appliquent aux campagnes. Il n’y a donc pas lieu de s’exagérer la pureté des mœurs. Plusieurs de ces villageois sont devenus vagabonds et voleurs, «besogne toute taillée pour le bourreau. » Mais notre auteur aime à mettre en regard le spectacle plus encourageant de mauvais naturels corrigés, ramenés au bien par l’éducation. Le même fonds de morale chrétienne se montre dans les conseils qui prêchent aux plus riches la modestie, la modération, aux pauvres la résignation et le courage. On cherche à prévenir l’orgueil des enfans si souvent glorieux d’avoir des parens « mieux des partis de biens » que les autres. On les avertit qu’en un clin d’œil toute cette richesse, bœufs, brebis, chevaux, ferme, peut disparaître. On ne blâme pas moins sévèrement la médisance, ce mal des villages comme des villes, et le mutuel dénigrement qui s’attache jusqu’aux terres et aux instrumens de travail. Louez les vôtres, si vous voulez, sans essayer de dénigrer le prochain !

Telle était la morale qu’on enseignait dans les campagnes. A-t-elle perdu toute sa valeur? On objecte qu’elle laisse chacun à la même place, qu’elle n’excite pas à sortir des rangs par une émulation courageuse, qu’elle risque de confiner dans une situation médiocre ou tout à fait humble des vocation? qui pouvaient prendre plus haut leur essor. On pourra répondre qu’elle empêche aussi beaucoup de fausses vocations et bien des forces de se perdre et même de s’égarer d’une manière funeste. Nous n’entamons pas une discussion en règle. Qu’on soutienne donc que cette morale qui développe les désirs, au risque de semer l’inquiétude et le mécontentement, est plus conforme à l’esprit d’égalité et de progrès.