Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout s’agite. La conquête grecque n’est sûrement pas étrangère à cet ébranlement. Les échappées qui s’entr’ouvrent sur un monde nouveau, les enseignemens qu’apporte le voisinage d’une habileté technique supérieure, le spectacle d’une activité universelle, ont fait l’éveil. Dans le monde indou de cette période, on peut dire que la signature de la Grèce n’est nulle part ; on peut croire que son action est partout. Mais que les Indous, hélas! sont oublieux! De ces relations d’Açoka avec l’Occident, rien ne se retrouve dans les traditions littéraires qui restent attachées à son nom.

C’est par d’autres aspects que ces traditions méritent de nous arrêter. Ne vaut-il pas la peine d’entrevoir à quel point, en quelques siècles de transmission orale, la légende s’est emparée de l’histoire, l’a amplifiée, dénaturée, et sous quelle inspiration ?


V.

Entre les monumens d’Açoka et les traditions relatives à Açoka, on ne sait vraiment ce qu’il faut le plus admirer : de concordances qui se vérifient jusque dans de minces détails, ou de divergences qui s’étendent à presque tous les faits.

De part et d’autre, le roi se convertit aux doctrines du Bouddha, et de part et d’autre sa conversion s’achève, si je puis dire, en deux étapes, séparées par un intervalle d’un peu moins de trois ans; c’est sous son règne que la chronique religieuse place les premiers essais de diffusion générale du bouddhisme ; il marque Ceylan comme le terme extrême de sa propagande vers le Midi. On a vu comment les chroniques de Ceylan confirment sa parole.

Que de différences aussi ! De la conquête du Kalinga, pas un mot; des mesures qu’il décrète, des fonctionnaires qu’il institue, pas un souvenir. Ce n’est pas que la mémoire populaire soit si courte ; mais elle ne se souvient qu’en revenant sans cesse sur son objet : elle l’orne, elle l’étend au gré de l’idée maîtresse à laquelle elle l’associe. Elle ne conserve qu’en retouchant; elle ne transmet qu’en défigurant.

Le règne d’Açoka est devenu pour elle une sorte d’âge d’or. « Son royaume était riche, florissant, prospère, fertile, peuplé, abondant en hommes; on n’y voyait ni disputes ni querelles; les attaques, les invasions et les brigandages des voleurs y étaient inconnus; la terre y était couverte de riz, de cannes à sucre et de vaches. Ce monarque juste, roi de la loi, gouvernait suivant la loi son royaume. » La « loi, » c’est le dharma dont parlent les inscriptions. On perçoit ici un écho lointain de leur langage. Les légendes cependant présentent ses débuts sous un jour moins favorable. Il n’arrive