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Un Français, en effet, est un étranger pour l’insulaire, et « Normand » y est encore un terme d’injure. Tel est le résultat d’une longue séparation politique et d’une alliance séculaire avec l’Angleterre. En 1881, les Jersiais ont célébré avec pompe et enthousiasme le centième anniversaire de « la victoire de Jersey, » remportée par quelques soldats anglais et par la milice de l’île sur la petite bande de Rullecourt. « Les Français n’ont qu’<à revenir en ennemis et on les recevra de même! « telle était la pensée de tous. Tout citoyen des îles doit le service dans la milice de dix-huit à quarante-cinq ans[1]; les miliciens sont convoqués à époques fixes pour faire l’exercice sous la direction d’anciens sous-officiers de l’armée anglaise ; la milice est partagée en infanterie et en artillerie. Elle est équipée et habillée aux frais du gouvernement anglais; elle a ses arsenaux, ses champs de manœuvre et de tir. C’est une garde nationale, mais une garde nationale sérieusement exercée et animée de l’esprit de discipline.

Il est pénible pour nous, Français, de voir le drapeau anglais flotter sur des îles qui sont la dépendance géographique de notre côte et qui émergent en quelque sorte des eaux françaises. Mais l’histoire ne se refait pas; et pût-elle, par extraordinaire, se refaire, les insulaires ne voudraient pas de nous. Et qu’auraient-ils à gagner, en effet, à une semblable annexion? Un préfet, des sous-préfets, des gendarmes, des gardes champêtres, des douaniers, personnages dont ils se passent fort bien ; ils recevraient leurs lois et leurs règlemens tout faits de Paris, sans qu’ifs pussent y intervenir que par la parole d’un député, six-centième partie d’une assemblée; ils verraient leur jeunesse enlevée par l’inscription maritime ou par la conscription.... Leurs intérêts sont d’accord avec leurs sentimens particularistes. Tout ce que nous leur souhaitons, c’est de garder leurs institutions et leur autonomie sous le protectorat anglais; mais, qu’ils y fassent bien attention, cette autonomie, dont les insulaires sont si fiers, n’aura plus de raison d’être le jour où la langue française aura disparu des îles; leur autonomie reposait sur leur nationalité, et cette nationalité, que devient-elle? Ils la laissent s’envoler aux quatre vents de l’horizon!


HENRI GAIDOZ.

  1. Les jeunes gens de seize à dix-huit ans sont même convoqués à des exercices préparatoires.