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veille de la guerre, il avait chargé le marquis Pepoli[1], cousin du prince de Hohenzollern, le président du conseil, de laisser entrevoir au cabinet de Berlin des compensations territoriales en échange de son concours ; mais son envoyé n’avait rapporté que de vagues protestations de sympathie, sans portée contractuelle. Le prince-régent était ambitieux ; comme Frédéric II, il ne connaissait pas « de plaisir plus grand que celui d’arrondir ses domaines ; » seulement, méfiant et scrupuleux, il cherchait à concilier la foi des traités avec la passion des conquêtes. Il supputait les chances que lui offrait un conflit entre la France et l’Autriche. Il se voyait dans un dilemme : « Laisser écraser l’Autriche, disait-il dans ses épanchemens avec le prince Albert, n’est-ce pas s’exposer à partager son sort plus tard ; et, d’un autre côté, lui assurer la victoire en l’assistant en loyal confédéré, n’est-ce pas travailler, aux dépens de la Prusse, à la consolidation de sa suprématie en Allemagne ? » L’hésitation était permise. « Il éprouvait des scrupules, des frissons que Falstaff appelait les fièvres tierces de la conscience[2]. » Se tenir prêt à tout événement, laisser les belligérans s’affaiblir, et s’assurer au bon moment la gloire et les bénéfices d’une médiation armée lui paraissait le parti le plus sage ; mais, au fond, il était tenté de se jeter, aux premiers revers, sur la France, qu’il savait impuissante. Ce n’était pas le compte de la Russie, qui, elle aussi, supputait les chances de la lutte. Elle tenait à faire payer à l’Autriche son ingratitude, et ne voulait point permettre à la Prusse de lui souffler la vengeance, tout en étant décidée à ne pas intervenir militairement.

« J’ai appliqué à la Prusse une douche d’eau froide, nous disait le prince Gortchakof au début des complications ; j’ai fait passer une note à M. de Schleinitz par Budberg ; elle lui permettra de reprendre son sang-froid, de se défendre contre les entraînemens du parti national qui pousse à la guerre et de résister aux instances passionnées des cours allemandes du Midi, qui invoquent le pacte fédéral pour réclamer une intervention armée en faveur d’un membre de la confédération germanique iniquement attaqué par la France et le Piémont. »

La Russie, en donnant à réfléchir à l’Allemagne, nous rendait, en 1859, moins résolument, il est vrai, on le verra plus loin, le service qu’elle devait rendre à la Prusse en 1870, en paralysant dès le début de la guerre, d’une façon comminatoire, les alliés éventuels de la France. Napoléon III n’eût pas franchi les Alpes sans être certain du concours diplomatique de la Russie, et sans

  1. « Dans la pensée de l’empereur, disait le marquis Pepoli, l’Autriche représente le passé et la Prusse l’avenir ; elle ne peut se contenter d’un rôle secondaire, elle est appelée à une plus haute fortune ; elle doit accomplir en Allemagne les grandes destinées qui l’attendent et que l’Allemagne attend d’elle. (Massari, Il Conte Cavour.)
  2. Julian Klaczko, Deux Chanceliers.