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et la propagation par son moyen de connaissances générales et utiles. » Mais les hommes d’action qui avaient fondé cette société ne rencontrèrent qu’apathie et indifférence, leur œuvre languit quelques années et ne laissa guère de traces. Deux Guernesiais généreux, mécènes à l’américaine, MM. Guille et Allés, après avoir fait fortune dans le commerce aux États-Unis, sont revenus dans leur pays et y ont créé, à leurs frais, un établissement à la fois bibliothèque-musée et institut, ouvert gratuitement à tous. La bibliothèque y est riche en livres français ; on y voit des journaux et des revues de France sur les tables de lecture[1]. On doit y organiser des cours publics et des conférences, et il y aura dans le nombre des conférences françaises,.. S’il se trouve des conférenciers, et si ces conférenciers trouvent un public !

M. Ed. Luce rappelait tout à l’heure que les îles normandes avaient donné à la littérature française Robert Wace, l’auteur du Roman de Rou. C’est le seul écrivain que nous leur devions. La séparation d’avec la Normandie continentale s’est fait sentir aussi dans le langage. Bien que le français des îles soit, dans le fond, le même que le nôtre, nous y rencontrons nombre d’expressions qui nous étonnent; mais leur étrangeté n’est qu’archaïsme, et c’est chez nous que les mots ont perdu leur vieux sens conservé dans les îles. C’est ainsi que l’édifice où l’on juge s’appelle encore la cohue, qu’acteur est « demandeur, » que le contrôle est le « substitut, » etc. Des anglicismes se mêlent aujourd’hui à ces vieilles acceptions. Il n’est pas de touriste ou d’écrivain français qui ne se soit amusé de ces archaïsmes, de ce particularisme d’expression[2] ; mais est-ce bien aux dépens des insulaires qu’il faut rire? Quand on lit : Défense de trépasser sur ce champ ce sont eux qui ont gardé au mot son vieux sens de « passer à travers, » et il me semble que leur bannie au rabais est meilleur français que notre « mise en adjudication. »

Au-dessous du français parlé par les insulaires qui ont reçu de l’instruction vit le patois parlé par le peuple des campagnes. Les patois de Jersey et de Guernesey sont de simples variétés des patois de notre Normandie. En patois, Jersey s’appelle Jerri ; Guernesey a perdu son ancien nom français du XIIIe siècle Gernereye (conservé par un sceau du temps), et son nom patois actuel est la forme anglaise écrite différemment, Guernezi. Quelques amateurs locaux, pour qui la langue de leur enfance garde des charmes particuliers,

  1. Sous le titre Institutions de langue française à Guernesey, M. H. Boland a écrit d’intéressans articles sur Guernesey dans la Revue internationale (de Florence], de septembre et octobre 1885.
  2. Un certain nombre de ces expressions ont été relevées par Victor Hugo, l’Archipel de la Manche, p. 29 et 55.