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interdire, sous peines sévères, les danses, les jeux et les divertissemens usités les dimanches et jours de fête, aux mariages et autres occasions de réunion. La littérature populaire du pays, contes, chansons, etc., a disparu du même coup. Il y a encore cinquante ans, nous disait M. Allés à Guernesey, c’était l’usage que la jeunesse allât le dimanche à des fêtes de village où l’on chantait et où l’on dansait : on appelait cela « aller au son. » Rien de semblable ne se fait plus aujourd’hui.

Auregny, que je n’ai pu visiter, est plus anglais encore, et le français y est presque éteint, m’a-t-on dit. C’est une île de garnison pour ainsi dire : six cents soldats pour onze cents habitans ; ceux-ci se sont anglicisés au contact de ceux-là. L’îlot de Serk est encore le recoin resté le plus français de l’archipel, quoique, depuis quelques années, l’afflux des touristes anglais y répande la langue anglaise. Depuis 1887, le service religieux s’y fait en anglais le matin et en français le soir. L’île a près de six cents habitans, mais en été il y passe à peu près autant de touristes anglais, dont la plupart restent quelques jours. Jusqu’ici, la population de l’île était demeurée absolument française, et le patois qu’on y parle est une variété de celui de Jersey.

L’envahissement de la langue anglaise est une marée qui monte chaque année plus haut. Les deux villes sont devenues anglaises, et les campagnes le deviennent dans les jeunes générations par l’attraction des villes et par l’influence des écoles qui sont aujourd’hui tout anglaises, et où le français est matière facultative et comme d’agrément. L’église et le prétoire sont les deux sommets qui émergent encore et maintiennent la tradition de la langue française ; et pour combien de temps encore? Mais que les insulaires s’en rendent compte ou non, cette langue est le palladium de leurs institutions et de leur indépendance. Le jour où tout sera anglais, les dissidences et les complications de législation frapperont les yeux plus que maintenant; les Anglais, tous les jours plus nombreux dans les îles, les supporteront moins patiemment. Ils diront : Puisque ce pays est anglais, pourquoi n’a-t-il pas les institutions du reste de l’Angleterre?.. Les îles deviendront comté anglais, et n’auront pas plus d’individualité et d’indépendance que, par exemple, l’île de Wight.

Il n’y a point dans les îles de société littéraire pour la défense de la langue française, et c’est en vain que l’Alliance française essaierait d’y établir une « branche. » La Société Jersiaise est une société d’histoire locale, publiant des documens intéressans et des mémoires instructifs, mais elle se désintéresse des questions contemporaines. En 1867, il s’était fondé à Guernesey une société qui disait dans son programme : « Le but de la Société guernesiaise est la cultivation et la conservation de la langue française dans l’île.