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l’ouverture des portes, nous voyons successivement arriver et s’installer le public, les journalistes, les avocats, les écrivains (avoués). L’anglais domine dans la conversation ; les avocats eux-mêmes, qui tout à l’heure vont plaider en français, causent surtout en anglais. « La cour ! Levez-vous, messieurs ! » dit un huissier en français. Le bailli, qui préside, assisté de deux jurés-justiciers, dit en français la prière terminée par le Notre Père. Les avocats sont en robe noire, l’avocat-général en robe rouge, les juges en manteaux rouges. Dans la première affaire, le prévenu ne sait pas le français. On lui demande donc en anglais s’il a un avocat, et s’il veut plaider coupable ou non coupable. L’avocat-général requiert le renvoi aux assises, et le tribunal le prononce en anglais. Dans la seconde affaire, le prévenu est un jeune Français de Dinan, coupable de vol dans un restaurant français de Church-Street : l’affaire alors se passe et se plaide tout entière en français. Sa jeunesse et son air repentant lui valent l’indulgence de l’avocat-général et des juges : il obtient un mois de prison avec travail forcé et cinq ans de bannissement ; le président ajoute qu’il espère que cette leçon profitera au condamné. Le reste de la séance se passe en affaires civiles plaidées en français.

Au tribunal de police correctionnelle, mêlé de plus près aux affaires de la vie, il a fallu ouvrir la porte plus largement à l’anglais. Là, les avocats sont, depuis six ans, admis à plaider en anglais. Les affaires se traitent indifféremment dans l’une ou l’autre langue, suivant la langue parlée par le prévenu : en anglais, s’il s’agit de gens de Saint-Hélier ou de soldats de la garnison (car les soldats anglais relèvent de la justice civile pour les délits commis en dehors de la caserne) ; en français, s’il s’agit de gens de la campagne ou de Français, comme c’est le cas trop souvent pour notre honneur national : ivrognerie, violences (ce qu’on appelle là-bas assauts), et, pour les femmes, « tapage et vagabondage nocturne. »

La semaine suivante, nous faisions les mêmes observations dans les prétoires de Guernesey. Quoique la capitale y soit encore plus anglicisée qu’à Jersey, la langue française y garde ses prérogatives officielles et judiciaires, et, avec le respect de la tradition qui caractérise le pays, elle les gardera sans doute jusqu’à ce que, dans deux ou trois générations, le pays soit entièrement anglisé. Quelle leçon de libéralisme pour ces états du continent où la loi ne reconnaît qu’une langue politique et officielle et l’impose à ceux qui ne la comprennent pas !


IV.

Les résidens anglais sont nombreux dans les îles de la Manche, « les îles d’Hyères de l’Angleterre » (V. Hugo). La douceur du climat,