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avec des îles nommées dans l’itinéraire d’Antonin (IVe siècle) est pure conjecture : c’est par un calembour naïvement inconscient, comme on en a souvent fait en géographie et surtout en ethnographie, qu’on a voulu retrouver Jersey dans Cœsarea. Et ce nom de César, faisant rêver les imaginations, a donné lieu à une autre légende. On sait comme en France les « camps de César n sont nombreux : il suffit qu’un antiquaire du pays ait donné ce nom aux débris d’une enceinte souvent très moderne pour que le nom reste dénomination locale et passe pour témoignage historique. Mais à Jersey on a fait mieux encore : César étant venu dans l’île (puisqu’elle a gardé son nom !) la donna à douze de ses « gentilshommes,» qui se la partagèrent ; et c’est là l’origine des douze paroisses de Jersey !

Ce qui est certain, c’est que les îles suivirent la destinée du littoral, et notamment celle du promontoire qui reçut son nom de Constance Chlore (Cotentin). Au VIe siècle, ce fut dans une de ces îles (on ignore laquelle) que Chilpéric, roi de Soissons, exila l’évêque de Rouen, Prétextât. Les oscillations du littoral et les invasions de la mer qui en furent la conséquence ont certainement modifié le contour des côtes et probablement élargi le fossé entre le continent et les îles normandes. Mais c’est à une époque géologique que les îles ont été détachées ; elles existaient à l’époque romaine. Tout au plus peut-on supposer que pendant les premiers siècles de notre ère, Jersey aurait été rattachée au continent par une sorte d’isthme découvert à marée basse et dont les récifs de la « Chaussée-des-Bœufs » seraient les derniers vestiges.

Plusieurs écrivains de notre temps parlent gravement d’un « cataclysme » qui, à la suite d’une « marée monstrueuse, « aurait séparé les îles du continent en 709. Ils racontent aussi qu’avant cette date, lorsque l’évêque de Coutances ou son archidiacre allait visiter les églises de Jersey, on mettait une planche sur le ruisseau d’eau de mer qui séparait Jersey du Cotentin. Cataclysme, marée et planche sont de pures légendes dont l’histoire ne porte pas trace ; la marée de 709 a même pour inventeur un écrivain du commencement de ce siècle, l’abbé Manet[1]. De même, dans un livre récent sur la géologie de Jersey, on assure qu’en 1203 « le seigneur de Pratel fit bâtir une église aux Écrehou, attendu que les habitans

  1. Voir A. Chèvremont, les Mouvemens du sol. Paris, 1882, surtout p. 321 et 343.