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Notre touriste français, qui a pris un « aller et retour » et qui reviendra à ses propres frais, ne se doute pas de ce machiavélisme, et il jouit de cette liberté, sans soupçon et sans défiance, à laquelle sur le continent il est si peu habitué. Mais, débarqué et courant l’île, bien des choses l’étonnent. Ce n’est pas seulement l’apparence anglaise de la ville, et la tyrannie anglaise du dimanche dont il a déjà ouï parler et qui l’enveloppe de son brouillard pénétrant[1] ; c’est autant et peut-être davantage la singularité de certaines expressions françaises. Il ouvre un journal, on y parle de la Cohue, de bailli, de connétable, etc. ; il regarde aux annonces, et il voit une vente annoncée en ces termes : À bailler à fin d’héritage. Il se dit : « On parle français dans ce pays, mais que veulent dire tous ces archaïsmes ? Suis-je au pays des Sept-Dormans ? » En effet, cette courte traversée lui a fait remonter le cours des âges : il est dans l’ancien duché de Normandie, et la loi qui régit ce pays est encore la « coutume de Normandie. »


I.

Les Anglais, oublieux de l’histoire, se laissent volontiers aller à regarder l’archipel de la Manche comme une « possession » au même titre, par exemple, que Gibraltar ou Malte. Une de leurs géographies scolaires dit naïvement : « Les îles de la Manche (Channel-Islands) sont tout ce qui nous reste de nos possessions en France…[2]. » C’est le contre-pied de l’histoire, car l’Angleterre a été conquise par un duc de Normandie ; on pourrait plutôt dire (si la disproportion actuelle n’était vraiment hyperbolique) que l’Angleterre, avec l’empire britannique tout entier, est une dépendance de ce dernier fragment du duché de Normandie.

Jusqu’aux derniers siècles du moyen âge, l’histoire de cet archipel ne se sépare pas de celle de la Normandie et, plus particulièrement, du Cotentin, auquel il fait face.

Comme l’histoire authentique des îles ne commence qu’au milieu du moyen âge, l’imagination de maint écrivain crédule s’est donné libre carrière dans leurs origines historiques. D’abord on ne sait pas d’où viennent leurs noms ni quelle en est la signification[3]. Leur identification

  1. Le respect du dimanche est, du reste, comme on sait, imposé par la loi autant que par l’usage, et un contrat passé et signé le dimanche serait nul et non avenu.
  2. Historical School Geography. London, Simpkin and Marshall, 1882.
  3. La désinence ey dans les formes anglaises, Jersey, Guernesey, Alderney, rappelle celle qui termine tant de noms de petites îles autour de la Grande-Bretagne Dans ces derniers noms, elle provient d’un radical germanique qui signifie « île ; » mais, dans les premiers, il n’y a qu’une adaptation toute moderne. Jersey parait venir d’une forme française, Jeresye ; Guernesey (en français du XIIIe siècle, Gernereye) a été formé sur l’analogie de Jersey ; la forme Alderney (en français, Auregny) doit être toute moderne.