Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

royaume Scandinave et un royaume ibérique complétaient la transformation de l’Europe[1].

Tel était le système, ou plutôt le rêve de Napoléon III. S’il répondait aux tendances modernes, il ne tenait pas compte de l’ambition sans limites des souverains, ni des jalousies et des rivalités des nations. Pour mener à bonne fin un plan aussi compliqué, il aurait fallu de la promptitude dans les décisions, de la persévérance dans la volonté et ne pas l’aire tour à tour de la politique autrichienne, russe et polonaise, anglaise, prussienne, américaine et mexicaine. Jamais surtout l’empereur n’aurait dû permettre aux Italiens de violer le traité de Zurich, de s’emparer de Naples, de spolier la papauté et de se soustraire à son action en s’alliant à la Prusse. De toutes les fautes de son règne, ce fut la plus grave, celle dont la France ne s’est pas encore relevée.

Un souverain décidé à déchirer les traités de 1815 et à rendre à la France ses anciennes frontières ne se serait pas éparpillé en Chine, en Syrie, au Mexique. Les occasions l’eussent trouvé prêt, ayant sous la main une grande armée, fortement disciplinée, avec des généraux expérimentés, pénétrés de la stratégie moderne et soucieux de notre armement. La fortune ne seconde les ambitieux que lorsqu’ils sont prévoyans. Si Napoléon III avait eu une ligne de conduite nettement tracée et la ferme volonté de n’en pas dévier, il eût peut-être fait triompher sa politique, bien qu’elle ne répondît pas aux intérêts de la France, tels que les ont compris tous nos grands ministres ; il l’eût imposée à l’Europe, comme l’Allemagne lui impose aujourd’hui un joug pesant, ruineux par ses formidables armemens, aux dépens du progrès, dans un dessein d’asservissement. Les grandes entreprises veulent être préparées, et, si fort que l’on soit, il importe de compter avec ses voisins et de les gagner à ses projets, moins par les espérances qu’on leur donne que par la crainte qu’on leur inspire.

Mais le maintien du statu quo, après le congrès de Paris, était de toutes les politiques la plus sage, la plus conforme à nos intérêts. La guerre d’Orient, par le fait de la rupture de la sainte-alliance, ne nous avait-elle pas assuré la prépondérance dans les conseils de l’Europe ? Un esprit sagace, pondéré, réaliste, se serait contenté d’un résultat aussi brillant, aussi inespéré ; il se serait appliqué à consolider son influence morale, si rapidement conquise, par la correction de ses procédés, par la netteté de ses vues et l’affirmation de ses tendances pacifiques. Il se serait attaché surtout, afin de ne permettre à personne de méconnaître nos intérêts ou de porter atteinte à notre dignité, avec une infatigable

  1. Théodore Martin, Lettres du prince Albert, lors de son entrevue avec Napoléon III. — Mémoires du duc Ernest de Saxe-Cobourg., t. II.