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et sophisme que tout cela ! En effet, nous l’avons déjà dit, si l’on hésite entre plusieurs crus naturels inégalement colorés, on pourra préférer celui dont la teinte est la plus riche, parce que très souvent une belle nuance rouge est l’indice de certaines qualités intrinsèques. Le consommateur n’a pas tort de se fier instinctivement au jugement de son regard; mais une boisson médiocre ou mauvaise a beau être colorée en rouge éclatant, elle n’en devient pas meilleure pour cela, et l’acheteur naïf qu’aura séduit l’aspect élégant de la liqueur sera manifestement trompé, puisque la relation habituelle entre le coloris et la qualité sera ici purement imaginaire. Mais ce n’est pas tout : mieux encore que les recherches scientifiques, l’expérience journalière a démontré que le rouge introduit dans les vins produisait sur eux à peu près le même effet que provoque sur une jeune femme le carmin qu’elle s’applique sur son visage (qu’on nous pardonne cette comparaison bizarre, mais juste, qui s’impose immédiatement à notre esprit). Le fard, après avoir d’abord embelli en apparence, finit à la longue par gâter la peau et détruire le teint ; la combinaison de la drogue colorée avec les principes dissous dans le vin est aussi toujours et forcément passagère ; quoi qu’on fasse, le liquide frelaté ne conserve pas son éclat primitif. Au bout d’un temps plus ou moins court, la substance étrangère ne tarde pas à se séparer du vin ; elle se précipite, mais non pas seule, car il s’effectue alors une sorte de collage qui entraîne dans les lies presque toute la matière colorante naturelle et d’autres principes encore. Affaibli et désorganisé par toutes ces pertes, privé de tout agent tinctorial, le vin devient absolument impropre à la consommation. Mais qu’importe au marchand! le tour est joué.

Notons bien que nous supposons gratuitement que le cramoisi factice du vin est innocent par lui-même. Or, plusieurs des matières usitées dans ce dessein malhonnête sont malsaines par elles-mêmes; d’autres, et la fuchsine est du nombre, à peine nuisibles lorsqu’elles sont chimiquement pures, peuvent gravement incommoder le consommateur quand elles sont souillées par les traces des réactifs ayant servi à les fabriquer. En vain les industriels qui préparent des couleurs artificielles destinées à corser la nuance des liquides trop pâles promettent monts et merveilles dans leurs réclames ; ils ont beau garantir leurs produits comme étant purs et inoffensifs, ils n’en trompent pas moins les sophistiqueurs qui se flattent de pouvoir manipuler leurs vins en toute sûreté. Le mal ne serait pas grand, si, en définitive, le malheureux consommateur ne finissait par supporter les conséquences de cette double tromperie.