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vins très rouges dont le titre acide est très élevé, et qui, éprouvés par le réactif de Marty, se troublent à peine. Ils ne renferment donc que des traces de sulfates, et, à plus forte raison, ne contiennent pas d’acide sulfurique libre. Un chimiste ne s’y trompera pas ; et, soit au moyen de l’azotate d’argent, soit par les réactifs caractéristiques des nitrates, il s’assurera facilement que le vin suspect est beaucoup plus riche en chlorures qu’un vin naturel, ou qu’il contient des nitrates, ce qui n’arrive jamais avec du pur jus de raisin. Le même praticien conclura à une introduction frauduleuse d’acide chlorhydrique ou nitrique. On a même vendu ouvertement, et probablement fort cher, un prétendu « régénérateur sans plâtre » destiné à améliorer la couleur des vins, et qui n’était autre que de l’eau forte. Que le sophistiqueur trop zélé dépasse tant soit peu la mesure, et il débite à ses cliens, non plus un vin fraudé mais un véritable poison[1].

Il peut arriver que tous les agens ci-dessus énumérés, auxquels nous aurions pu joindre l’acide oxalique, trop dangereux pour avoir été beaucoup employé, soient impuissans à rehausser suffisamment la coloration naturelle du vin. Le fraudeur n’hésite pas alors et ne se fait pas faute de recourir à certains principes tinctoriaux destinés à donner à son liquide un « éclat emprunté. »

Aux yeux de toute personne de bon sens, la tromperie dans le cas actuel est patente, manifeste. Cependant, si l’on écoutait les plaidoiries intéressées des marchands de vin eux-mêmes, ou si l’on prêtait l’oreille à l’exposé des circonstances atténuantes que développent certains esprits faux dont la compétence en la question est plus que douteuse, on entendrait soutenir la thèse suivante : « La couleur artificielle incorporée au vin le rend plus joli et plus agréable à l’œil ; le consommateur achète une boisson de bel aspect, ce qui ne lui fait pas de tort, au contraire. De plus, l’agent colorant supplémentaire introduit dans le liquide se marie aux substances qui donnent la nuance normale, supplée à la faiblesse, à l’insuffisance de ces dérivés, concourt avec eux à jouer un rôle préservateur et, en somme, entretient au sein du mélange l’équilibre et l’harmonie nécessaires à la bonne conservation de ce dernier[2]. » Mensonge

  1. A Montpellier, M. Moitessier a trouvé dans un vin falsifié jusqu’à 7 grammes par titre d’acide nitrique non saturé. Du reste, il est possible à un chimiste de s’assurer qu’un liquide travaillé contient de l’acide nitrique libre : on apprécie d’abord dans le vin la totalité de cet élément, combiné ou non, puis on dose les nitrates dans les cendres. Le second résultat étant plus faible, on en conclut qu’il y a eu de l’acide volatilisé. On agirait de même pour constater la présence des autres acides minéraux.
  2. Voir, dans l’ouvrage de M. Gautier, pages 132-133, quelques lignes curieuses extraites d’un prospectus rédigé par un sieur Lebœuf, « viticulteur et fabricant de couleurs artificielles. »