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mais souvent encore le « baptiseur, » n’osant pas aller puiser ouvertement de fortes quantités d’eau aux fontaines publiques, qui fournissent du moins un liquide clair et assez pur, s’adresse aux puits et quelquefois aux ruisseaux de ses magasins[1]. De cette façon des impuretés s’introduisent dans les vins, et le plus innocent de ces produits d’addition est le bicarbonate de chaux (les eaux de Paris n’en sont jamais exemptes) qui, saturant les acides du vin, le rend plat, moins salubre, et altère plus ou moins la couleur, circonstance fâcheuse qui détermine le marchand à recourir aux teintures artificielles. En revanche, comme un vin vieux de quelques mois ne contient plus déjà que des traces infimes de chaux, et qu’au contraire les eaux de puits ou de rivière en renferment toujours, la présence dans un vin d’une certaine quantité de chaux, accusée par les réactifs ordinaires de cette base[2], trahira infailliblement le mouillage aux yeux de l’expert.

Comme le mouillage a été mis en pratique depuis bien des années et date peut-être du jour où l’on a fondé le premier cabaret, on a dû chercher de bonne heure des recettes propres à démasquer la fraude. Les anciens s’imaginaient disposer d’une méthode simple et commode, que mentionne Rabelais lorsqu’il énumère le programme détaillé des « leçons de choses » que le bon Ponocrates donnait à son écolier Gargantua. Le mélange suspect, versé dans une coupe de bois de lierre, se dédoublait en vin pur qui restait au fond du vase et en eau qui filtrait à travers le bois. Après avoir mentionné cette légende à titre de pure curiosité, et sans perdre notre temps à la discuter, ajoutons qu’à l’aide d’un simple œnobaromèire Houdart et d’un petit alambic de Salleron, il est souvent facile, sans entreprendre d’analyse chimique, de constater la présence de l’eau dans un vin en constatant le déficit d’extrait sec[3]. Ce modeste matériel suffit même à l’expérimentateur pour apprécier la quantité d’eau frauduleusement introduite, s’il peut

  1. Les vins transportés par bateau ont été quelquefois mêlés d’eau de mer qu’ajoutaient les marins afin de dissimuler une soustraction frauduleuse. Mais cette ruse grossière est aisée à déjouer; le vin mariné est tellement riche en chlorures, qu’un simple essai au nitrate d’argent permet de tout découvrir. Les vins naturels se troublent un peu par quelques gouttes de ce réactif; la présence de l’eau salée convertit ce léger nuage en précipité abondant.
  2. Entre autres, par l’oxalate d’ammoniaque.
  3. Un fraudeur, par exemple, croit faire merveille en ajoutant 20 litres d’eau à un hectolitre de vin rouge de Béziers pesant 10 degrés, parce que le liquide, ainsi mouillé, sera encore assez spiritueux en pesant 8 degrés 1/3. Mais si l’extrait sec œnobarométrique du vin pur vaut 19 grammes (ce qui correspond à 23 grammes d’extrait dans le vide), celui du mélange tombera à 15 grammes, chiffre notoirement insuffisant qui dévoilera la sophistication.