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obscurci? Ce dernier néologisme, ajouté à tant d’autres, s’imposera-t-il pour désigner un nouvel essai d’unification de race qui pourrait prendre des proportions fabuleuses? « Les hommes de langue anglaise sont devenus sept fois plus nombreux pendant la période séculaire qui vient de s’écouler. Si la progression observée persiste, on en comptera dans un siècle 700 millions ou même 1 milliard, suivant l’estimation de M. Burham Zinche[1]. » C’est prévoir de loin; et les événemens déconcertent parfois les plus savans calculs. En attendant, les Anglo-Saxons dépassent déjà le chiffre de 100 millions, sur lesquels 60 millions au moins sont Américains.

En face de groupemens aussi redoutables, quelle mince figure ferait notre Occident divisé et armé contre lui-même? Garderait-il quelque chance d’ébaucher l’Union latine, que la maison de Bourbon était si bien en passe d’accomplir au siècle dernier par le pacte de famille, et que manquèrent si follement ensuite des gouvernemens sans racines et sans traditions? Nos républiques semblent marquées de la fatalité du mauvais œil pour tout ce qui touche aux relations internationales ; et les Napoléons, en définitive, malgré l’impérial génie du premier de la race, ont toujours eu la victoire maladroite et la défaite irréparable.

Quant à l’Angleterre, se rattacherait-elle à la ligue anglo-saxonne patronnée par les États-Unis? La verrait-on, au contraire, se rapprocher du groupe germanique, ou rechercher l’alliance latine pour résister à des ambitions débordantes qui, sous prétexte de nationalité fraternelle ou filiale, ne l’embrasseraient que pour mieux l’étouffer? Tout abritée qu’elle est dans son île, l’isolement politique lui deviendrait impossible, à cause de sa situation économique spéciale. Depuis longtemps déjà, elle ne parvient plus à tirer sa nourriture de son propre sol ; et peu à peu les autres pays se refusent à recevoir les produits de ses manufactures, qui servent à payer ses importations alimentaires. Les Américains ne se contentent plus de fabriquer eux-mêmes, pour leur propre usage, la plupart des objets qu’ils faisaient jadis venir du dehors et surtout de la Grande-Bretagne. Ils s’efforcent avec succès de développer leur exportation industrielle autant que leur exportation agricole, de lutter victorieusement sur les divers marchés du monde, et d’y supplanter la concurrence anglaise. Seulement l’enjeu de la partie n’est pas égal pour les deux états rivaux. L’Amérique joue sur le velours, assurée qu’elle est de son pain quotidien et de l’abondance des denrées nécessaires à la subsistance de ses habitans.

  1. The North American Review, décembre 1887.