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Cette supériorité prochaine, assure-t-on, cette richesse et cette force toujours grandissantes, ajoutent de nouveaux motifs aux inquiétudes des nations habituées de temps immémorial à marcher en tête de l’humanité, évidemment l’axe de la puissance économique et politique se déplace à leurs dépens. Autour d’elles se dressent les plus formidables agglomérations d’hommes qu’on ait jamais vues. Il n’était question autrefois que de l’équilibre européen. C’est l’équilibre du monde qui doit nous préoccuper aujourd’hui. La vieille Europe, rapetissée par comparaison, commence à peser d’un poids léger dans la balance de l’univers, rétréci lui-même depuis que la rapidité scientifique des communications se joue des distances et de l’étendue. Verrons-nous l’antique reine de la civilisation et du progrès dépossédée bientôt de sa couronne, et peut-être étouffée un jour entre les trois colosses qui l’englobent?

Au plus loin, les Chinois pourront tôt ou tard lui causer de graves préjudices. Voilà bien des siècles que les Européens s’efforcent de pénétrer dans le vaste empire du Milieu. S’il ouvre enfin ses portes, ce n’est pas l’Europe qui entrera ; c’est plutôt la Chine qui débordera en masses compactes, comme d’innombrables colonnes de termites rongeurs, ne laissant rien sur leur passage. Sobres, ingénieux, acharnés à l’ouvrage même le plus rebutant, âpres aux moindres gains, les Célestes viendront-ils refouler et affamer par le vil prix de la main-d’œuvre nos habiles et intelligens travailleurs, chevaliers, eux aussi, du travail libre, anobli par le christianisme et la science? Quelque quatre-vingt mille Chinois, cantonnés en Californie et dans les états voisins, ont suffi pour inquiéter l’Amérique. Que serait-ce si toute une invasion ouvrière nous menaçait?

Serons-nous protégés contre la concurrence et l’infiltration asiatiques par un autre colosse aux cent cinq millions de têtes, l’empire russe, aussi hautement personnifié que sagement conduit vers ses hautes destinées? Sa situation limitrophe l’appelle à jouer le premier rôle ; c’est lui qui tient de ce côté les clés de l’Europe et de l’Asie.

Chacun de ces trois états gigantesques, la Russie, la Chine et les États-Unis, pourrait facilement à son gré agiter et modifier le monde. Non-seulement, depuis Monroë et sa doctrine, les Américains se sont établis les arbitres de leur continent tout entier, en déclarant qu’aucune ingérence étrangère n’y serait tolérée par eux; ils ont encore conquis la primauté du nombre parmi les peuples de sang anglo-saxon, et se flattent de les diriger, sinon de les absorber dans l’avenir. Après le pangermanisme et le panslavisme, verrons-nous le panyankisme surgir à notre horizon suffisamment