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conformait à l’usage, et sa sœur le lui impute à crime. Quoi de plus louable, pour un chef de famille arabe, que de maintenir l’ordre et la soumission dans sa famille? Sejjid-Bargasch avait donné de sa main cinquante coups de bâton à une sœur soupçonnée d’aimer sans sa permission, et Mme Ruete le traite de tyran brutal. Quel devoir plus impérieux, pour un bon disciple du Prophète, que de faire respecter par son harem les lois de la décence musulmane? Sejjid-Bargasch avait surpris sa favorite à la fenêtre, échangeant un salut avec un Européen. Il l’avait tant fouettée qu’elle en était morte, et Mme Ruete pousse des cris d’aigle. — « Il faisait prier ensuite sur les tombes de ses victimes ! » s’écrie-t-elle avec horreur. Assurément, et c’était très bien de sa part; après que justice était faite, il tâchait de sauver les âmes. Mme Ruete n’a plus du tout le sens du monde africain, et elle ne peut pas acquérir le sens du nôtre. C’est à cette constatation désolante qu’a abouti le voyage triomphal de 1885. — « J’avais quitté ma patrie, écrit-elle, Arabe des pieds à la tête et bonne musulmane. Que suis-je aujourd’hui? Une mauvaise chrétienne et à peine une demi-Allemande. »

L’expérience est faite en ce qui la concerne, et confirme ce que nous savions déjà. Il y a incompatibilité d’humeur entre nous et l’Arabe. Ni le temps, ni la politique, ni les missionnaires n’y peuvent rien changer. Qu’on en accuse la race ou la religion, il n’importe guère. L’antipathie est là, et elle subsistera aux siècles des siècles, car elle ne peut pas ne pas être. La princesse Salmé s’est fatiguée vingt ans à chercher pourquoi elle ne nous aimait pas, elle le cherche encore, et chaque page de ses Mémoires lui crie pourtant le mot de l’énigme. Nous sommes des irréconciliables, son peuple et nous, parce que nous avons des manières trop diverses de comprendre des termes aussi essentiels que ceux de dignité humaine et de sentiment moral ; parce qu’il y a un désaccord trop profond entre nos conceptions de la tâche de l’humanité et de sa fin sur la terre ; parce que nos mots d’ordre sont trop différens. Le mot d’ordre de l’Arabe est : Immobilité; le nôtre ; En avant! Il n’y a rien de commun entre nous.


ARVÈDE BARINE.