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Privée désormais d’espérance, accablée sous le sentiment de son impuissance et de la méchanceté humaine, abîmée définitivement dans « des situations que le plus cruel ne souhaiterait pas à son ennemi, » la pauvre kibibi, que la nature avait créée pour regarder en l’air et manger des confitures, reprit sa chaîne avec un morne désespoir. « J’étais, dit-elle, plus semblable à un automate qu’à une créature pensante. » Ce fut alors qu’elle écrivit ses Mémoires pour ses enfans. Ils étaient peut-être destinés à souffrir aussi, et il ne fallait pas leur laisser croire que le monde était partout laid et ennuyeux, de peur qu’ils ne devinssent de ces impies que les civilisés nomment pessimistes, qui regimbent sous la main de Dieu et blasphèment son œuvre. Leur mère leur devait de leur parler de la terre chaude et généreuse de sa belle jeunesse, des hommes justes qui l’habitaient et du bonheur qu’on y respirait.

Elle avait terminé sa tâche. Elle a repris la plume pour raconter un dernier événement qui l’a transportée de joie et dont le résultat, en dernière analyse, a été d’achever son effondrement moral. En 1885, on lui apporta la nouvelle extraordinaire que le gouvernement germanique, informé de son désir ardent de revoir sa patrie, dérangeait à son tour un bateau de guerre pour procurer une jouissance sentimentale à une pauvre veuve. Il va de soi que la politique était de nouveau de la partie. L’Allemagne tournait les yeux vers l’Afrique orientale, et elle était bien aise de montrer aux indigènes qu’elle possédait une fille de sultan, tandis que les Anglais n’en avaient pas. Le ministère des affaires étrangères expédia la princesse Salmé à l’escadre de Zanzibar, qui s’en servit en guise d’enseigne. Les officiers allemands l’exhibèrent à la population, qui la fêta. Le consul anglais sentit le coup et se plaignit à Sejjid-Bargasch. Celui-ci traita l’enthousiasme populaire à grands coups de fouet et ne réussit qu’à échauffer les têtes. Mme Ruete ne vit ni parens ni amis ; elle ne toucha pas un son de seize héritages auxquels elle avait droit ; mais elle fut acclamée, et les Allemands la remballèrent pour Berlin grisée de soleil et de vivats, le cœur débordant de reconnaissance envers ses bienfaiteurs berlinois, qui lui avaient procuré un tel bonheur.

Rentrée à son foyer du Nord, elle se hâta d’ajouter à ses Mémoires ce post scriptum éblouissant, et voici qu’au milieu de l’hymne de joie un sentiment amer se fait jour. En revoyant sa patrie avec ses yeux de transfuge et de renégate, elle ne l’a plus trouvée parfaite. Des choses qu’elle n’avait pas remarquées autrefois l’ont frappée et choquée. D’autres l’ont indignée parce qu’elle en avait perdu l’habitude. Quoi de plus naturel, pour un monarque oriental, que de s’approprier un bien dont il a envie? Sejjid-Bargasch se