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Il faut remarquer encore une fois à son honneur qu’elle aurait pu essayer de nous tromper. Elle pouvait peindre avec des couleurs à la Rousseau les compagnes de sa jeunesse, et les proposer à notre admiration, comme le bon sauvage inventé par le XVIIIe siècle. Nous ne l’aurions pas crue, mais nous aurions hésité dans nos jugemens, et c’est déjà beaucoup. Elle n’en a rien fait. Mme Ruete a voilé les côtés scabreux de son sujet en personne délicate et bien élevée ; ses Mémoires ne parlent point du tout de vices, et le ciel sait pourtant si le vice chôme dans les harems. Elle a été assez franche sur le reste pour que l’Éden qu’elle vante nous semble un abominable enfer, et elle sait à merveille ce que nous en pensons; mais elle entreprend de nous prouver que nous avons tort, et que c’est là le vrai bonheur. Elle est très brave, cette petite Arabe. Les énormités ne l’effraient jamais. Ainsi, elle n’ignore pas que l’esclavage est mal vu, en ce moment, par l’Europe. Elle insinue même que la philanthropie y est pour peu de chose, la politique pour beaucoup, ce qui est possible. Quoi qu’il en soit, elle défend énergiquement l’esclavage par des raisons sans artifice, et d’autant plus fortes, car ce sont les vraies, les bonnes raisons, toutes pratiques et franchement égoïstes.

Puisque l’Arabe ne travaille pas, il faut bien que quelqu’un travaille pour lui, et qui serait-ce, si ce n’est le nègre? Celui-ci est d’ailleurs très heureux avec son maître musulman, fort supérieur au maître chrétien. Il est battu, cela est vrai ; mais c’est sa faute, sa très grande faute : pourquoi est-il paresseux? Un nègre n’a pas le droit aristocratique de ne rien faire, et il est insensible à tout autre raisonnement que le bâton. On est bien obligé de le fouetter, et ce n’est pas, après tout, une si grande affaire. Les Européens établis là-bas s’imaginent qu’il se passe des drames, parce qu’ils entendent des hurlemens. La vérité, la voici : « Les nègres sont des poltrons qui ne savent pas supporter la douleur tranquillement. » Ils font « un tapage effroyable » pour quelques coups de bâton ; les consuls étrangers interviennent, et les vraies victimes sont les Arabes, qu’on est en train de ruiner, et « qui rappellent de tous leurs vœux les temps bienheureux où ils étaient encore à l’abri des idées subversives des Européens. » Les esclaves de Zanzibar sont très contens au fond. Les consuls étrangers se gardent bien de parler de leur air riant dans les momens où ils ne sont pas battus, de la bonté avec laquelle on les encourage à avoir beaucoup d’enfans, ces « dividendes du propriétaire, » des soins touchans que l’on prend des négrillons. Les consuls, et aussi les négocians européens, ne racontent que le mal. Eux, cependant, achètent des femmes jaunes ou noires, dont ils ont des petits, et liquident toute la famille quand ils quittent le pays. Un musulman ne ferait jamais cela.