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C’était enfin prêt! La portion des marchandises réservée à d’autres occasions avait été portée dans les chambres du trésor. Le premier jour de la distribution, — elle en durait trois ou quatre, — était fixé et annoncé. L’impatience, la joie et l’angoisse étaient au comble dans les harems, et l’aube tant désirée éclairait maint visage tempétueux. A Bet-il-Sahel, elle se levait sur un palais déjà en mouvement, dont l’entrée était assiégée par les femmes de la famille qui habitaient au dehors. L’étiquette arabe leur interdisait de se montrer dans les rues en plein jour, et elles s’étaient mises en route de bon matin. Le soleil levant revêtait de rose et d’or leurs groupes brillans, qui s’engouffraient dans la grande porte pour ne la repasser qu’à la nuit. Elles y étaient reçues par le plus grognon des esclaves du sultan, Saïd le Nubien, à la barbe grise. Sejjid-Saïd aimait ce vieux serviteur, fidèle et soumis. Les enfans l’avaient en aversion et leurs mères ne l’aimaient guère, parce qu’il les accueillait mal. Ces visites dès l’aurore l’exaspéraient. On l’entendait grommeler dans sa barbe, tout en prenant ses grosses clés, « qu’il y avait une heure qu’il était debout sur ses mauvaises jambes, toujours pour ouvrir à des dames! » Les enfans se vengeaient en lui cachant son trousseau de clés. Le bonhomme les cherchait en grondant dans les quelques centaines de chambres où elles pouvaient se trouver, et cela ne le mettait pas de meilleure humeur.

Il finissait par ouvrir, et l’on entrait dans la grande cour du palais de ville, auprès de laquelle celle de Bet-il-Mtoni était le temple de la paix et du silence. La princesse Salmé a vu en Allemagne une opérette dont un tableau lui a rappelé, « en petit, » la cour de Bet-il-Sahel dans la journée. Ce rapprochement est glorieux pour les théâtres d’opérette allemands, car il n’est pas aisé de reproduire, même « en petit, » un tohu-bohu aussi intense. L’un des angles servait d’abattoir. Les bouchers égorgeaient les bêtes selon le rite musulman, en accompagnant chaque coup de la formule : « Au nom de Dieu, le Miséricordieux. » La veille des fêtes et des festins, le sang des victimes s’étendait comme une nappe rouge, à l’inexprimable horreur des Hindous mandés pour affaires, un peu plus loin était le coin des petits enfans, occupés à écouter leurs bonnes, des négresses pour la plupart, raconter de ces histoires effroyables qui donnent le cauchemar. Plus loin encore, la cuisine, installée en plein air au pied d’une colonne, et l’endroit du palais où il s’administrait le plus de gifles. On s’y bousculait, on s’y chamaillait, on s’y battait, et il en sortait des repas auprès desquels les noces de Gamache n’étaient qu’un dîner de poupée. Des bœufs, des vaches, des moutons, des chèvres et des gazelles y rôtissaient tout entiers. « On y voyait souvent des poissons d’une telle grosseur,