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doux loisirs et l’absence de soucis de son beau séjour. Là-bas, à Zanzibar, pas de bas à raccommoder, pas de gants de laine troués au bout des doigts, pas de « grandes lessives. » Oh! les grandes lessives allemandes ! comme elles doivent symboliser la loi de malédiction du travail pour une fille de sultan que ses esclaves endormaient en l’éventant, et qui ne songeait pas plus à travailler que les perruches perchées sous sa fenêtre. Elle ignorait jadis jusqu’au nom des fers à repasser. Aujourd’hui, elle plie peut-être des draps et elle empile des torchons.

Ses premières années s’écoulèrent à trotter pieds nus et en chemise dans Bet-il-Mtoni avec les autres altesses de son âge. Dès que ces marmots étaient capables d’associer deux idées, ils épousaient les querelles de leurs mères et se groupaient de même par races. Les fils et filles de Circassiennes apprenaient de bonne heure que leurs mères avaient coûté plus cher que les sarari noires, et ils méprisaient dans leur cœur les frères et sœurs nés d’Abyssines. Les enfans d’Abyssines les payaient en haine. Ils ne pouvaient voir sans colère leur peau claire ou blanche, et ils les appelaient d’un nom injurieux : « Fils de chat, » parce que quelques-uns d’entre eux avaient les yeux bleus. On se subdivisait encore entre altesses de même nuance. Il arrivait aussi que des amitiés éclataient d’un camp à l’autre, sans souci de l’esprit de caste. Chacun se choisissait une famille dans cette famille monstrueuse. Chaque frère avait une sœur favorite, sa confidente et son alliée, et tous deux avaient leurs belles-mères préférées. Or, ceux qu’on ne préférait pas, dans ces gynécées farouches, on les tenait en grande défiance, ayant des raisons de croire que quiconque n’était pas avec vous était contre vous,

La princesse Salmé n’est point choquée de ces détails. Ils ne jettent aucune ombre, ils ne répandent aucune amertume sur le souvenir brillant et doux de la maison paternelle, objet de ses éternels regrets. C’est avec une inconscience entière de la férocité des siens qu’elle décrit les tressaillemens de joie des habitantes de Bet-il-Sahel à l’apparition de la phtisie chez une de leurs compagnes. On comptait sur cet hôte familier pour faire de la place dans le palais encombré et obtenir une meilleure chambre. La moindre toux entendue à travers les cloisons était aussitôt guettée par de tendres amies, agitées de la crainte que le symptôme ne fût trompeur, et embellissant déjà en imagination leur nouveau logis : « Ces pensées étaient assurément coupables, ajoute la princesse Salmé ; mais l’entassement était par trop grand. » N’est-ce pas que le ton paisible et dégagé de cette réflexion donne le frisson ?

Il faut convenir que les relations de famille sont trop étendues,