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qui avaient massacré le père et la mère et emporté les petits pour les vendre. Elle avait toujours gardé dans l’oreille les cris déchirans de sa petite sœur, qui avait appelé leur mère toute la journée. Les cavaliers se séparèrent avant la nuit, et elle n’entendit plus jamais parler des siens. Les hasards des marchés d’esclaves l’amenèrent à Zanzibar, où le sultan la donna à ses filles pour les amuser, en attendant le moment de prendre le joujou pour soi. Elle grandit, vécut et mourut dans le harem, résignée et inoffensive, pensant peu et brodant beaucoup. Sa fille l’aimait tendrement.

Quand celle-ci vint au monde, dans une des innombrables chambres de Bet-il-Mtoni, ses yeux avaient à peine vu la lumière que deux mains noires la saisirent, la saupoudrèrent de parfums violens et l’emmaillottèrent avec une longue bandelette à la façon des momies d’Egypte, les jambes allongées, les bras collés au corps. Elle demeura ainsi, droite et raide, pendant quarante jours, afin de garantir à jamais sa taille des déviations. Au bout de la première semaine, Sejjid-Saïd fit une visite à sa mère et lui remit les bijoux du nouveau-né : de lourds anneaux d’or pour les oreilles, des anneaux de jambe et des bracelets. Après son départ, les esclaves percèrent six trous dans chacune des oreilles de l’enfant et y passèrent des fils de soie rouge.

Le quarantième jour, le chef des eunuques se présenta chez l’accouchée. Il rasa la tête du nourrisson selon certains rites, au milieu des nuages de fumées odorantes des brûle-parfums. La petite princesse fut alors déficelée. On chargea de joyaux ses bras et ses jambes, on lui attacha au cou un fil d’amulettes, on la coiffa d’un bonnet de drap d’or, et l’on remplaça les fils de soie rouge par les pendans massifs que la coutume du pays l’obligeait à ne plus quitter jusqu’à la mort. Une chemise de soie, imbibée d’eau de senteur, complétait sa toilette. On la posa dans un berceau où le jasmin, le musc, l’ambre et la rose mêlaient leurs odeurs pénétrantes, et on la présenta aux amies et voisines qui eurent la curiosité de la voir. Un nouveau-né, fût-il fils d’un maçon, est toujours un objet intéressant pour toutes les femmes. Une naissance était un événement dans les harems du vieux sultan, malgré la grande habitude qu’on en possédait ; Sejjid-Saïd avait encore, dans les derniers temps, cinq ou six enfans par an.

La princesse Salmé, qui a élevé plusieurs enfans dans les brumes et les neiges du nord de l’Allemagne, se rappelle avec envie les joyeuses layettes de sa patrie, composées d’un écrin et d’un lambeau de soie rose ou bleu. Elle compare le lot de la ménagère allemande, ce lot devenu le sien, à celui des femmes de sa famille arabe, et elle soupire. Eve chassée du Paradis terrestre pleurait ainsi les