Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la princesse Salmé sont impuissans contre le souvenir de ce petit paquet informe, cheminant dans l’ombre de ce beau cavalier.


II.

Les souffrances qu’elle a endurées en Europe ont été pour elle sans compensation. Elle n’a rien trouvé dans notre monde qui la dédommageât de ce qu’elle avait perdu en quittant le sien. L’éducation musulmane l’avait marquée de sa forte empreinte, et elle était vouée à l’immobilité intellectuelle de ceux de sa religion et de sa race. Elle a acquis en Allemagne de l’instruction, elle a lu et travaillé, mais sa pensée ne se meut pas. Condamnée à perdre rarement une idée, à n’en acquérir jamais, elle a vieilli parmi nous sans nous comprendre ni nous aimer. Le sens de notre civilisation lui échappe ; il y a un mur entre son esprit et le nôtre.

On s’en explique les causes en lisant la partie des Mémoires où elle décrit l’éducation que garçons et filles recevaient en commun dans les palais de sa famille. On imaginerait difficilement un système plus propre à couler les esprits dans un moule définitif, et à consommer ainsi la séparation entre l’Arabe et l’Européen. Il y a là des pages d’un vif intérêt dans leur gaucherie littéraire. Personne n’ignorait l’enfantine simplicité des moyens par lesquels l’Islam gouverne absolument les intelligences et les cœurs de cent millions d’êtres humains, mais les occasions d’observer ces moyens à l’œuvre, autrement que du dehors, avaient été rares. Le mahométan est un des hommes du monde qui se communiquent le moins. Il fallait les indiscrétions d’une renégate pour que nous sussions avec certitude comment se forme cette âme revêche et fermée, à quelles influences elle est soumise au foyer paternel et quels enseignemens elle y reçoit. Nous devons à la princesse Salmé d’assister à son développement, depuis l’heure de la naissance jusqu’au plein épanouissement de l’individu.

La première enfance est livrée à la mère, quelle qu’elle soit, d’où une infériorité pour les fils de la classe riche, la seule qui puisse posséder des harems. Ce que sont les sarari, on le sait. Ce que peut être leur direction morale, on le devine, même dans les cas d’exception où une invincible bonté native a servi de contre-poison à la pernicieuse atmosphère d’un pareil lieu. La princesse Salmé avait été du nombre des privilégiées, et aussi bien élevée qu’il était possible de l’être à Bet-il-Mtoni ou à Bet-il-Sahel. Sa mère était une robuste Circassienne, laide et douce, dont l’histoire tient en quelques lignes. Elle était fille de cultivateurs qui avaient trois enfans. Vers six ou sept ans, elle avait été enlevée par des cavaliers