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données sur la rencontre de Weimar, dont les journaux autrichiens exagéraient à plaisir la portée. Le tsar aurait dit à l’empereur Napoléon qu’il pouvait d’avance, en quelque sorte, considérer cette entrevue comme non avenue, qu’elle n’exercerait aucune influence sur sa politique, et que, s’il ne l’avait pas informé dès le début des ouvertures dont il avait été l’objet, c’est que l’Autriche lui avait fait promettre le secret.

M. de Bismarck aurait eu mauvaise grâce de se plaindre ; il était renseigné sur les choses essentielles, il savait que la Prusse, sans être présente à Stuttgart, loin d’être exclue des combinaisons arrêtées entre les deux souverains, y avait sa place marquée ; que le Holstein ne provoquerait aucune intervention de la part des deux puissances, et qu’aucune question politique ne serait débattue à Weimar. L’Autriche resterait donc forcément isolée pour permettre à la France de délivrer l’Italie, à la Russie de reprendre en sous-œuvre ses projets sur l’Orient, et rien n’empêcherait dès lors la Prusse de pêcher en eau trouble. Telle était la moralité des confidences qu’il venait de recueillir. Il n’avait pas perdu son temps, en guettant de Baden l’arrivée du ministre russe ; il était parvenu à pénétrer son secret. Il avait compris que l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon, dont il redoutait l’entente, au lieu de s’inspirer de Tilsitt et des pourparlers de 1829, faisaient au contraire entrer la Prusse dans leur jeu, sans lui demander d’engagemens, l’un en cédant à ses rancunes contre l’Autriche, le second à son faible pour l’Italie. Tout semblait conspirer pour frayer les voies à M. de Bismarck et lui permettre de réaliser le programme qu’il avait adressé à son roi au sortir de la guerre de Crimée. Jamais homme d’état n’a été aussi royalement servi par la fortune.

J’ai raconté l’entrevue des deux empereurs, ses préliminaires, ses fêtes, ses incidens, ses pourparlers ; il me reste à en dégager la philosophie et à retracer rapidement les négociations et les événemens qu’elle a provoqués.


XI. — LES CONSÉQUENCES DE L’ENTREVUE.

La politique d’un grand pays, alors même qu’elle est concentrée dans une main unique, libre de tout contrôle et de tout contrepoids, n’arrive pas du premier coup, sans transition et sans nécessité, à rompre avec un long et glorieux passé pour se jeter dans l’inconnu et s’attacher à des combinaisons hasardeuses. Aussi s’est-on demandé souvent, et j’ai posé moi-même la question dans mes études, à quel moment la politique impériale a dévié pour la première fois de nos vieilles traditions, non pas en pensée, mais par un acte formel. La question est résolue aujourd’hui par la