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l’homme que ce qu’il a senti, et l’on sentait plus en une semaine à Bet-il-Sahel qu’à Berlin en une année. Mon père, le grand Sejjid-Saïd, en savait plus long sur les passions qu’un philosophe allemand. Il était le vrai sage. Vous vous figurez que l’Oriental, parce qu’il est grave et réservé, dort sa vie, et je vous déclare, moi fille d’esclave, qui ai goûté aux deux coupes, que c’est la vôtre qui est insipide. »

Je vois bien ce que nous pourrions lui répondre. Je vois non moins clairement que cela serait tout à fait inutile. La fille de Sejjid-Saïd, épouse chrétienne d’un honnête Allemand, n’a pas un seul mot contre les harems dans ses deux volumes de Mémoires, et ce n’est point du tout parce qu’elle se souvient de ses origines, car elle ne tait rien de ce que le respect filial l’aurait obligée de taire, si elle avait pénétré l’ignominie du sort maternel. Pliée dès le berceau aux usages musulmans, elle les préfère aux nôtres dans le fond de son cœur. Peu s’en faut qu’elle ne proclame, au nom de son expérience, la faillite du mariage chrétien ; on sent que, si elle ne le fait pas, c’est surtout parce qu’elle n’ose pas. Elle se plaît à rapprocher la gaîté insouciante de ses amies de jeunesse, la satisfaction que leur inspirait leur destinée, des sourires de commande d’une Berlinoise dont le ménage est profondément troublé sous ses dehors corrects. — « Je puis déclarer en bonne conscience, écrit-elle avec un plaisir ingénu, que j’ai entendu parler plus souvent ici que dans ma patrie d’aimables maris qui rossent leur femme ; un Arabe croirait se déshonorer lui-même. » Sa naissance la destinait à être une bibi, et bibi elle serait si elle avait encore le choix; il n’y a pas d’indiscrétion à le dire, puisque M. Ruete est mort depuis longtemps. Sa veuve ne se doute pas qu’il suffit du contact avec les sarari, de la lutte contre leur influence, pour avilir misérablement l’épouse musulmane.

Rendons justice à sa franchise; elle ne dissimule pas qu’elle nous juge au travers de rancunes. Mme Ruete, princesse de Zanzibar, a eu à se plaindre de nos usages. Nous avons perdu le sens de l’aristocratie, et cela parait insupportable aux races qui en ont gardé la tradition. Nous avons fait souffrir cette altesse déclassée, et elle gémit doucement sur de petites choses puériles, qui nous font sourire malgré son air piteux. On dirait un de ces petits oiseaux des tropiques, gros comme une émeraude, que nous avons la cruauté de mettre en cage et qui se roulent en boule avec des attitudes frileuses, cachant leur tête dans leurs plumes hérissées pour ne pas voir leur maussade prison, sans soleil, sans lumière et sans fleurs. L’un de ses gros chagrins est d’avoir été traitée par les commerçans de Hambourg en femme de commerçant hambourgeois, et non en fille de grand monarque. Elle n’était pour eux que Mme Ruete,