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juchés sur de hautes selles brodées. Les lamelles d’or et d’argent des harnais faisaient un cliquetis sonore, et des bandes effarées d’oiseaux fuyaient devant les pieds des bêtes. Mouvement, bruit, lumière, couleur, tout était intense à Bet-il-Mtoni, tout entrait de façon aiguë dans les yeux et dans les oreilles.

Il n’y avait qu’un seul coin tranquille et silencieux : c’était l’appartement du maître de tant de biens, le vieux Sejjid-Saïd à la barbe de neige. Il habitait une aile donnant sur la mer, et ses fenêtres ouvraient sur une vaste terrasse ronde, surmontée d’un toit pointu en bois peint et fermée par des balustrades également en bois peint. Cet édifice inspirait une admiration sans bornes à la princesse Salmé, qui le compare à un gigantesque établissement de chevaux de bois, sans les chevaux de bois. Quand le vieux sultan n’était pas occupé à donner des audiences ou à faire ses prières, il s’en allait seul sur sa terrasse, et on le voyait se promener de long en large pendant des heures, la démarche boiteuse à cause d’une ancienne blessure, la tête penchée en avant, l’air absorbé et soucieux. Qui saurait dire quels ennuis courbaient cette tête blanchie ? Il en est de communs à tous les monarques, sous toutes les latitudes, mais Sejjid-Saïd en avait d’autres qui nous échappent. Il nous est impossible de nous imaginer ses réflexions lorsqu’un de ses enfans, ou une de ses sarari, venait lui adresser une prière, et qu’il était obligé de les renvoyer à leur tyran commun, l’épouse légitime, l’impérieuse bibi Azzé.

Bibi est un mot souali signifiant celle qui donne des ordres, et qui s’emploie à Zanzibar dans les cas où nous disons son altesse. Il convenait admirablement au tout petit bout de femme, sans jeunesse et sans beauté, privée d’enfans, qui tenait Bet-il-Mtoni sous sa férule et décidait souvent des affaires de l’état. Elle était la dernière des bibis de Sejjid-Saïd, la seule survivante, et elle avait appesanti sur lui un joug plus lourd que celui du plus opprimé des maris chrétiens. C’est en vain que le Coran a dit : « Les hommes sont supérieurs aux femmes... Les maris ont le pas sur leurs femmes. » Bibi Azzé laissait dire le Coran et dictait ses volontés. C’est en vain que Sejjid-Saïd s’était attaché à énerver l’influence inévitable de l’épouse en la fractionnant, qu’il avait ajouté les jeunes Persanes aux jeunes Arabes, les jeunes Abyssines aux jeunes Circassiennes, jusqu’à ce que Bet-il-Mtoni devînt une ruche colossale, que Bet-il-Sahel, son palais de ville, fût comble, qu’un troisième et un quatrième palais regorgeassent à leur tour. Il n’en obéissait pas moins avec docilité à la terrible Azzé, et il n’y gagnait que d’être pris entre deux feux. D’une part, le troupeau de ses sarari, qui avaient toujours quelque chose à demander; de l’autre,