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Mme Emilie Ruete, tombent jamais, d’aventure, sous les yeux d’un de ses compatriotes, il la blâmera en son cœur d’avoir raconté ce qui devait être tu, d’avoir ouvert à tous les regards le harem de son propre père et dévoilé les secrets de la vie domestique dans la maison qui fut la sienne. Pour nous, qui n’avons pas les mêmes raisons d’être choqués, ces pages sincères ont d’autant plus de prix, qu’elles sont écrites avec la confiance de bouleverser nos idées. Nous allons retracer le tableau de la jeunesse de Mme Ruete, tel qu’elle-même nous le présente. Le lecteur décidera ensuite jusqu’à quel point sa confiance était sage et juste,


I.

Elle était née dans un palais de l’île de Zanzibar, elle s’appelait Salmé, et elle était couleur chocolat. Son père était le glorieux Sejjid-Saïd, imam de Mascate en Arabie, sultan de Zanzibar par droit de conquête depuis 1784. Il semble qu’elle soit venue au monde vers 1844, alors que son père avait au moins quatre-vingts ans, mais elle ne prononce aucun chiffre, peut-être parce qu’elle-même ne sait qu’à peu près la date de sa naissance. Les dates et les nombres existaient à peine dans le milieu où elle a grandi. On y était à l’abri de la manie de calculer qui donne de la sécheresse à notre vie en lui ôtant beaucoup d’imprévu. Les événemens du passé flottaient au hasard dans les mémoires. On flottait soi-même dans le temps, sans autre mesure de la vie que la vie elle-même. La petite princesse Salmé voyait bien que son père avait la barbe blanche, que plusieurs de ses sœurs auraient pu être ses grand’mères, qu’un de ses neveux était presque un vieillard, et que beaucoup de générations de femmes s’étaient succédé dans le harem : la chronologie de tous ces personnages lui échappait, comme aussi leur compte exact. Combien avait-elle eu de frères et de sœurs ? Combien son père avait-il eu d’épouses légitimes? Combien des autres, les sarari[1]? Elle l’ignorait, et cette ignorance était poétique. Il entrait dans ses affections de famille une part de mystère et d’inconnu qui avait un grand charme. Elle éprouva des émotions délicieuses en pénétrant pour la première fois dans le harem de ville de son père, où elle allait trouver une légion de frères et de sœurs qu’elle n’avait jamais vus. Elle marcha tout un jour de découverte en découverte, et elle trouva cela très intéressant.

Elle-même avait passé sa première enfance dans le harem de campagne de Sejjid-Saïd, proche la ville de Zanzibar. L’endroit se

  1. Au singulier, surie.