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lorsque son amour-propre était en éveil, — m’a parlé de l’entrevue sur le ton de la plus complète satisfaction, je dirais presque du triomphe. « Elle a réalisé et dépassé, m’a-t-il dit, toutes nos espérances ; il est permis de la considérer comme un événement historique auquel la rencontre de Weimar ne changera rien. » — « Je dois conclure de ces paroles, ajoutait M. de Bismarck, que des conventions de haute importance ont été conclues à Stuttgart entre la France et la Russie, car le prince, lorsque je l’ai questionné sur l’affaire danoise, sur laquelle les deux gouvernemens différaient d’avis, m’a dit que la France, après avoir hâtivement poursuivi l’énergique intervention des puissances européennes en faveur de la cour de Copenhague, avait fini, en considération de l’entente qui s’était établie sur des questions bien plus considérables, par se départir de sa politique traditionnelle et à ranger l’affaire danoise au nombre des choses « dont le préteur n’a cure. » Toute divergence entre les deux cours aurait disparu à ce sujet, la France ayant adopté les vues de la Russie et reconnu qu’il fallait laisser au cabinet de Copenhague le soin de se débrouiller avec les chefs du parti holsteinois et avec la diète germanique. »

Dans une seconde rencontre, le prince Gortchakof s’était montré plus explicite ; il avait raconté à son interlocuteur l’entretien qu’il avait eu avec M. de Bülow, l’envoyé danois à Francfort, venu tout exprès à Stuttgart pour réclamer son appui. « Je lui ai donné des avis, disait-il, à la façon d’un père qui veut faire entendre raison à des enfans qui se querellent ; je lui ai conseillé de se taire et de céder. »

Le prince Gortchakof se mirait volontiers dans sa politique ; il avait lieu assurément d’être satisfait des arrangemens sanctionnés par les deux souverains, mais il se plaisait à en grossir la portée, afin d’impressionner l’envoyé prussien. Il tenait à lui faire croire que, grâce à son habileté, la Russie n’était plus isolée, qu’elle disposait maintenant d’une solide alliance qui lui permettrait de se relever du traité de Paris, et de reprendre énergiquement, en Orient, sa politique traditionnelle. Aussi répétait-il, en se rengorgeant, que des affaires de haute importance avaient été traitées et résolues à son entière satisfaction, et même à celle de la Prusse, ajoutait-il d’un ton sibyllin. M. de Bismarck dressait l’oreille, sa curiosité était de plus en plus excitée : il avait trop de perspicacité pour ne pas deviner qu’il s’agissait de l’Italie et de l’Orient, mais il aurait voulu savoir dans quel sens et sous quelle forme ces questions de haute portée, auxquelles la Prusse se trouvait intéressée, avaient été discutées et réglées. Rien ne pouvait l’intéresser davantage. Mais sur ce point cardinal, le prince restait muet ; il prétendait qu’il en avait déjà trop dit. Cependant, pressé, harcelé, il avoua que des explications nettes et catégoriques avaient été