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prépondérante en Europe. Le souvenir de l’entrevue lui pesait ; j’en eus la preuve peu de semaines après, par un menu fait, sans portée apparente, mais dont la moralité ne pouvait m’échapper. Le tsar renvoya avec dédain au peintre qui lui en faisait hommage de charmantes aquarelles traduisant les scènes principales de l’entrevue, avec de petits portraits d’une grande ressemblance. Il semblait qu’il lui répugnât de reporter sa pensée sur un épisode déplaisant de son existence. Napoléon III, au contraire, fut reconnaissant de l’envoi : les aquarelles lui rappelaient la consécration de sa gloire et de sa puissance.

Les correspondances de Stuttgart causèrent à Pétersbourg un vif désappointement. On était heureux, sans doute, de n’être plus isolé et de s’être assuré une solide alliance. Mais cette satisfaction n’était pas sans mélange ; elle était troublée par un grain de jalousie et surtout par de cuisans regrets. La France n’avait-elle pas pris la place que la Russie occupait la veille encore ! Ce qui ajoutait à l’amertume de ces souvenirs, c’était le contraste si marqué dans l’accueil fait en Allemagne aux deux empereurs. On était froissé du rôle relativement secondaire qu’Alexandre II avait joué à Stuttgart ; il n’avait éveillé ni curiosité ni enthousiasme, tandis que les journaux ne s’étaient occupés que de Napoléon III, et que les populations partout s’étaient jetées sur son passage, pour le voir et souvent pour l’acclamer. On en voulait au tsar d’avoir poussé la déférence envers « un souverain d’hier » jusqu’à lui faire la première visite et à lui céder le pas. Les peuples se sentent atteints dans leur amour-propre lorsque le prince qui représente à l’étranger la grandeur et la dignité du pays transige sur des questions de préséance et n’est pas l’objet de chaleureuses ovations. Ils n’en scrutent pas les motifs, ils s’en tiennent au fait qui les blesse et les irrite.

La correspondance de la légation s’était arrêtée à la veille de l’arrivée de l’empereur et de son ministre ; je ne la repris que quelques jours après leur départ. Je n’avais rien à leur apprendre sur l’entrevue, ils en connaissaient toutes les péripéties, ils y avaient joué le premier rôle ; mais il était de mon devoir de ne pas laisser ignorer au département les impressions qu’elle avait provoquées autour de moi. Je m’y appliquai dans une lettre au comte Walewski ; je crois devoir la reproduire à titre de document, car elle fait allusion à des incidens qui méritent d’être retenus.

« La diplomatie accréditée à Stuttgart, écrivais-je à la date du 5 octobre, a perdu le sommeil ; elle est en campagne, soir et matin, dans l’espoir de percer les mystères de l’entrevue. Elle frappe à toutes les portes, a recours à tous les stratagèmes pour apprendre ce que les empereurs ont bien pu se dire et ce que leurs ministres