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voudra, même plus qu’on ne pourra en encadrer utilement. Il ne s’agit pas davantage d’établir le service de trois ans; la loi de 1872 n’a apparemment rien d’incompatible dans la pratique avec le service limité, puisque c’est une expérience qui se fait tous les jours, puisque la plupart de nos soldats ne restent pas plus de trois ans au régiment. Tout ce qu’il y a de sérieux est donc acquis, tout ce qui peut faire la force de l’armée est à la disposition de M. le ministre de la guerre; mais ce n’était pas là ce qu’on voulait. Ce qu’on désirait avant tout, c’était une bonne loi radicale supprimant toute dispense sous prétexte d’égalité, flattant les passions d’une démagogie envieuse, et surtout enrôlant tout ce qui porte une robe de prêtre.

On veut mettre l’égalité dans la loi nouvelle, faire passer indistinctement toute la jeunesse française sous le même niveau, par la caserne et la chambrée. C’est l’idéal démocratique! et cette égalité, réussit-on du moins à l’établir? Ce n’est évidemment qu’une chimère puérile, c’est une impossibilité absolue : il n’y a pas de budget au monde qui pût suffire à cet enrôlement universel, et, de toute façon, il faut bien en revenir à des catégories, à des dispenses temporaires, à des exemptions conditionnelles. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, il y aura des jeunes gens qui feront trois années de service, d’autres un an, quelques-uns même six mois. L’égalité n’existe pas plus avec la loi nouvelle qu’avec la loi de 1872; mais c’est ici que se manifeste dans tout son éclat le génie des entrepreneurs de réformes démocratiques! L’égalité qu’ils rêvent, ils ne peuvent pas l’établir, ils sont bien obligés de subir la nécessité des choses; seulement là où il y avait des dispenses prévues, définies, réglées par la loi de 1872, ils prétendent créer des dispenses discrétionnaires, ils remettent à l’arbitraire la désignation des exemptés ou des dispensés. L’arbitraire dans la loi constitutive de l’armée, la confusion et la mobilité indéfinie dans le service militaire, voilà le grand progrès !

Au fond, qu’il y ait un peu plus ou un peu moins d’arbitraire, c’est ce dont les radicaux ne s’inquiètent guère. Ils ne font pas une loi d’équité, de prévoyance et d’utilité militaire; ils font tout simplement une loi de parti et de secte. L’essentiel pour eux est de satisfaire leurs passions, d’atteindre, par la suppression des dispenses légales, les classes libérales, les fils de bourgeois et les prêtres, même les curés de paroisse, même les évêques, soumis, comme les autres, au service militaire. On n’a jamais pu faire comprendre à ces réformateurs que ces dispenses qu’ils prétendent proscrire, qui ont existé jusqu’ici, n’ont rien de personnel, rien qui ressemble à un privilège pour certaines classes, que, si elles ont existé de tout temps, c’est que dans une société comme la société française, il y a des intérêts de toute sorte, des intérêts de culture intellectuelle, des intérêts d’un ordre moral et religieux, dont on doit tenir compte.