Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des choses, le rend plus propre à la critique qu’à l’action. Il est assurément de tous les politiques de ce temps celui qui connaît le mieux M. de Bismarck et qui, en rendant justice à son génie, démêle avec le plus de perspicacité ses calculs et ses intérêts secrets, ses arrière-pensées, le machiavélisme de ses combinaisons et, pour trancher le mot, toutes ses mystérieuses diableries. M. de Roggenbach est un juge trop clairvoyant, et les dieux n’admettent pas qu’on pénètre dans le fond de leur âme. Au surplus, en frappant M. Geffcken et en intimidant ses amis, le chancelier a voulu faire un exemple, donner un salutaire avertissement à tous ceux qu’il soupçonne de conspirer contre lui, à tous ceux qui pourraient le discréditer dans l’esprit de son nouveau souverain. « Je rognerai les ongles si courts à ceux dont j’ai lieu de me garder, écrivait le cardinal de Richelieu, que leur mauvaise volonté sera inutile. Il vaut mieux faire trop que trop peu. Par trop peu, on se met au hasard de se perdre, et quand même on ferait quelque chose de trop, il n’en peut arriver aucun inconvénient, n’y ayant rien qui dissipe tant les cabales que la terreur et le crainte. » M. de Bismarck a toujours mieux aimé faire trop que trop peu.

Mais jusqu’ici il s’était fait une loi d’observer les formes et de sauver les apparences; il s’est affranchi cette fois de tout scrupule, il s’est donné libre carrière. N’ayant pu obtenir de la cour de Leipzig la condamnation de M. Geffcken, il a publié l’acte d’accusation et pris pour arbitre entre le tribunal et lui tous les gouvernemens allemands et tous les sujets de l’empire; sans aucun respect de l’autorité des juges, il en appelle de leur justice à celle du premier venu, il a déféré au suffrage universel, qu’il méprise, l’examen des pièces et le soin de casser la sentence. Il a fait plus encore: il a communiqué à ses journaux une analyse des lettres saisies au cours de l’instruction, et non-seulement des lettres de l’accusé, mais de celles de M. de Roggenbach, qui n’est accusé de rien. Un tel mépris de toutes les convenances a étonné, affligé tous ceux qui ne sont pas résolus à ne s’étonner de rien, à donner toujours raison à M. le prieur. Ils ont laissé voir qu’ils regrettaient qu’un si grand homme eût de si fâcheuses faiblesses et fût si peu maître de sa passion, qu’un si grand politique eût l’humeur si policière. Mais qu’importe au chancelier? Depuis que l’empereur Guillaume n’est plus de ce monde, il ne se contraint plus, et paraît se plaire à braver l’opinion. Il exige de ses amis un entier abandonnement à ses volontés, et il a pour ses ennemis moins d’égards que jamais. Il dit aux uns et aux autres : Humiliez-vous, discite humiliari; vous n’êtes devant moi que grains de sable, cendre et poussière.


G. VALBERT.