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et pourtant il a dû se dire: « Ce rêveur avait quelquefois du bon sens et mettait le doigt sur la chose, den Nagel auf den Kopf. »

M. Geffcken est un imprudent, et on ne peut nier qu’il ne soit un indiscret. O inconséquences humaines ! il y a quelques années, il m’avait reproché dans un article de revue d’avoir cité, peu de temps après la mort du baron Nothomb, quelques passages d’une lettre où cet éminent et spirituel diplomate, à qui j’étais fort attaché, caractérisait de la façon la plus heureuse la politique intérieure de M. de Bismarck. M. Geffcken m’accusait d’avoir commis une inexcusable indiscrétion. Cependant le passage que j’avais cité ne compromettait personne, et la lettre d’où je l’avais tiré m’était adressée. Le journal de l’empereur Frédéric n’appartenait point à M. Geffcken. On lui avait permis de le lire, on ne lui avait pas permis de le copier ni d’en faire des extraits. Ajoutons qu’il avait jeté la pierre et caché le bras, qu’il s’était avisé d’un ingénieux artifice pour dérouter les soupçons; ne devait-il pas craindre qu’ils ne se portassent sur des innocens ?

Mais il y a des indiscrétions qui sont des péchés et d’autres qui sont des crimes. M. Geffcken n’est qu’un pécheur; il n’est pas un criminel, comme le dit le procureur impérial, ni un scélérat comme l’affirme la Gazette de Cologne. Il est absurde de prétendre qu’il ait divulgué des secrets d’état, trahi les intérêts de son pays, mis l’empire allemand en péril. Si on en croit le ministère public, les souverains confédérés se sont vivement émus de ses révélations; ils ont appris avec douleur qu’en 1870 l’héritier de la couronne de Prusse songeait à les dépouiller de leurs prérogatives pour en faire hommage à l’empereur d’Allemagne. Ils peuvent s’imaginer que ses projets ne sont pas morts avec lui, que les traités qu’on a signés avec eux sont caducs, que la constitution impériale qui les garantit n’est qu’un arrangement provisoire. Rien n’est plus propre à troubler leurs relations avec la Prusse. Peut-être l’idée leur viendra-t-elle de se parer contre tout danger en s’assurant l’appui secret des puissances étrangères, et ces puissances elles-mêmes seront peut-être tentées d’exploiter ces défiances, ces zizanies. Si M. Geffcken n’était pas un scélérat, il se serait gardé d’apprendre au monde que l’empire allemand n’est qu’un simulacre d’empire, que le colosse repose sur des pieds d’argile.

Les craintes du procureur impérial et de la Gazette de Cologne me paraissent fort chimériques, et je doute que la publication de M. Geffcken ait rien appris ni aux puissances étrangères ni aux rois et aux grands-ducs allemands. Personne n’avait jamais pensé que, le cas échéant, la constitution de l’empire, amendée déjà en plusieurs de ses articles, ne pût l’être encore. Elle a été souvent discutée par le Reichstag; ses ennemis l’ont définie brutalement « un chaos corrigé par une dictature, » et ils sont d’avis que les dictatures n’ont qu’un temps.