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la vraie souveraineté réside dans le conseil fédéral. Il s’est arrangé ainsi pour avoir deux maîtres, un roi et un conseil, et quand on a deux maîtres, on n’en a point. Un autre jour, il a comparé son roi, en tant que chef d’une confédération, à un stathouder, et il s’est comparé lui-même à un grand-pensionnaire de Hollande. Toutes les fois qu’il s’est plaint de la pesanteur de son fardeau, on l’a obligeamment engagé à se donner des collègues, il s’y est toujours refusé. Mais pour ne pas mourir à la peine, il a obtenu du conseil fédéral et du Reichstag le droit de se faire suppléer par des délégués qui ne sont responsables qu’envers lui, et sur lesquels il se réserve un droit absolu de contrôle et de veto. Ce vice-empereur a ses ministres ; ce n’est pas lui qui le nomme, mais c’est lui qui les choisit.

Comment le prince Frédéric avait-il pu s’imaginer qu’il convertirait jamais M. de Bismarck à sa chambre haute et à son ministère impérial responsable ? M. de Bismarck avait décidé depuis longtemps que l’empire ne serait pas, ou qu’il serait autoritaire, et que l’autorité y serait concentrée dans les mains du chancelier. On lui demandait son abdication; autant valait lui demander sa tête. Après avoir rêvé, le prince s’indigna, se fâcha, et, après s’être fâché, il se contenta de gémir tout bas, de se plaindre à ses amis que les grands politiques sont des hommes bien personnels, qu’ils ne pensent qu’à eux, qu’ils sacrifient tout à leurs convenances, qu’ils dépouillent les plus grands événemens de ce monde de leur poésie et de leur grâce.

Ce noble et intéressant utopiste eut le chagrin d’entendre dire à son père qu’il n’attachait qu’une médiocre importance à la nouvelle dignité qu’on lui décernait, que ce n’était qu’un changement de titre, que sa situation restait la même, qu’il conservait exactement les pouvoirs qu’il avait exercés comme président de la confédération du Nord: « L’essentiel est que je suis un roi de Prusse comme devant. » Et il disait à son entourage : « Aujourd’hui comme hier, je suis votre roi... Mon fils, ajoutait-il, s’est donné corps et âme au nouvel ordre de choses, tandis que je ne tiens qu’à ma vieille Prusse, während ich mir nicht ein Haar breit daraus mache und nur zu Preussen halte. C’est lui et ses descendans qui feront de l’empire qui vient d’être restauré une vérité. » C’est aussi ce que pensait le prince. Sa chimère s’était évanouie comme une fumés; pour se consoler, il se promettait de reprendre un jour ses projets, de tout faire pour réparer les péchés d’omission qu’il imputait à M. de Bismarck : « Je serai, écrivait-il, le premier empereur d’Allemagne vraiment constitutionnel... S’imagine-t-on avoir suffisamment payé tant de sang versé en créant un empire qui ne convient qu’aux hommes par qui et pour qui il a été fait ? » Parmi tous les fragmens du journal publiés dans la Rundschau, voilà sans doute le passage qui a le plus vivement offensé M. de Bismarck,