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qu’il fallait à tout prix déconsidérer et faire rentrer dans le néant, sous peine d’être supplanté par lui. Le ministère public était plus fondé à lui reprocher de n’avoir jamais éprouvé pour la personne du chancelier qu’une médiocre affection. Mais était-il nécessaire de révéler à l’univers qu’un soir, à Barmen, il y a dix ans, dans une réunion privée, M. Geffcken avait accusé M. de Bismarck de n’avoir ni aménité dans l’humeur ni noblesse dans le caractère, d’être un homme sans générosité et sans miséricorde? Étrange grief, en vérité! c’est la première fois, pensons-nous, que de tels commérages figurent dans un acte d’accusation, et, au surplus, qu’est-il permis d’en conclure? M. de Bismarck n’a jamais eu la prétention d’être un homme aimable et indulgent, d’avoir l’âme tendre, chevaleresque et miséricordieuse. Il ne se pique pas de régner sur les cœurs, de les traîner après lui, comme Hippolyte. Il lui suffit qu’on l’admire et qu’on le craigne.

M. Geffcken, dans son livre sur le Kulturkampf, a critiqué, censuré la politique religieuse du chancelier. Il a revendiqué pour l’église évangélique comme pour l’église romaine le droit de se recruter et de s’administrer librement. Il s’est élevé avec force contre les entreprises de César usurpant sur les justes prérogatives des communions chrétiennes, contre les coups d’autorité, contre les volontés superbes qui tyrannisent les consciences, contre les mains violentes qui les meurtrissent. Il a prédit que cette campagne finirait mal, qu’après s’être trop avancé, il faudrait reculer, qu’après avoir prodigué les provocations et les défis, on en serait réduit à s’accommoder, à négocier en hâte une paix plâtrée. En revanche, il a toujours admiré la politique extérieure de M. de Bismarck, à laquelle il a rendu de publics hommages. On a constaté, au cours de l’instruction, qu’en 1885, la santé de l’empereur Guillaume ayant subitement décliné, l’héritier de la couronne, voyant son heure approcher, voulut se mettre en mesure et chargea M. Geffcken de rédiger pour lui une proclamation à son peuple et un rescrit au chancelier. On avait eu une fausse alerte, l’empereur Guillaume se rétablit, et ce rescrit, par lequel Frédéric a inauguré son règne de trois mois, était resté trois ans dans un tiroir. Les premières lignes en sont ainsi conçues : « Mon cher prince, au début de mon règne, j’éprouve le besoin de m’adresser à vous qui avez été pendant tant d’années le premier et le plus fidèle serviteur de mon père. C’est vous, conseiller courageux, qui avez donné une forme aux projets de sa politique et en avez assuré l’accomplissement. A vous sont dus mes chaleureux remercîmens et ceux de ma maison. » Ce ne sont pas là des injures, et on doit avouer que M. Geffcken s’était exécuté de bonne grâce, qu’il avait fait les choses en conscience.

Il est vrai qu’on a découvert parmi ses papiers le brouillon d’un mémoire qu’il se proposait de mettre sous les yeux du jeune empereur