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pas ses intérêts, c’est le bien public qu’il défend contre ses adversaires. Il a pour principe que quiconque lui cause quelque déplaisir « nourrit des desseins préjudiciables au service de Sa Majesté et à l’honneur du gouvernement, » que haïr M. de Bismarck, c’est haïr l’empereur et l’empire. Que de fois n’a-t-il pas répété à MM. Richter et Bamberger qu’ils n’étaient ni de vrais patriotes ni de vrais royalistes! Les journaux qui reçoivent ses inspirations ne se lassent pas de broder sur ce thème. Jamais ministre ne sut mieux identifier sa fortune avec le salut de l’état. Le conseiller qui rapporta le procès de Cinq-Mars s’appliqua à démontrer qu’en intriguant contre le cardinal de Richelieu et en cherchant à le faire renvoyer, le fils du maréchal d’Effiat s’était rendu coupable du crime de lèse-majesté. « Attenter contre la personne des ministres du prince, disait-il, c’est attenter contre le prince lui-même. Un ministre sert bien son prince et l’état, on l’ôte à tous deux, et l’on prive le premier d’un bras, le second d’une partie de sa puissance. » C’est ainsi que raisonnent tous les jours M. de Bismarck et la Gazette de Cologne, sa très humble servante.

Assurément ce n’est pas faire injure au prince de Bismarck que de le comparer à Richelieu. Il ne porte pas la pourpre, mais une université célèbre l’a nommé docteur en théologie ; et s’il est vrai que les haines théologiques soient les plus implacables de toutes, on peut dire que, comme le grand cardinal, il a une façon vraiment théologique de haïr ses ennemis, de les condamner au feu de la géhenne. Comme l’a dit M. le vicomte d’Avenel dans son remarquable et savant livre sur Richelieu et la monarchie absolue, ce grand ministre avait un rare talent de procureur royal : « Quand un homme le gêne, qu’il veut faire un exemple, il se met à relever ses fautes les plus légères, accueille toutes les accusations, provoque de tous côtés des mémoires, ne rejette ni ne dédaigne rien, prompt à saisir, à interpréter, comme un chasseur qui guette sa proie, à l’affût, en silence. Il encadre les moindres mots, les coordonne, les rapproche, les commente; tout lui sert, l’art de faire un coupable n’a pour lui aucun secret. » Est-ce le cardinal ou M. de Bismarck qu’a voulu peindre M. d’Avenel ?

Ajoutons que le prince-chancelier, pour qui l’art de faire un coupable n’a point de secrets, range parmi ses ennemis tous les amis de ses ennemis, même les amis du dixième degré. Ajoutons encore qu’à son grand et légitime orgueil il joint la prudence du serpent. Il se défie de tout le monde, il estime que les plus petites gens peuvent dans l’occasion devenir un danger, que les moindres choses peuvent avoir de graves conséquences, que toute intrigue est grosse d’une cabale. Richelieu ne s’est pas contenté de faire exiler la reine-mère et de frapper les Bouteville, les Chalais, les Marillac, les Cinq-Mars. Il grêla plus d’une fois sur le persil; il fit arrêter un nommé Foncan, auteur