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genre de sacrifices qu’au nom de l’intérêt, du bien-être et du « bonheur du grand nombre. »

Mais je craindrais, en insistant, de m’éloigner trop de l’Histoire du peuple d’Israël, et en donnant trop de développement à ces objections, j’aurais l’air d’en exagérer l’importance. Revenant donc au livre lui-même de M. Renan, nous espérons que le lecteur en aura vu l’intérêt, et qu’il est considérable. Si quelques historiens persistent encore à nier la part d’Israël dans l’histoire de la civilisation, nous les renvoyons avec confiance au livre de M. Renan, et particulièrement à son second volume, celui qu’il considère comme contenant dès à présent « la partie la plus importante de l’histoire du judaïsme. » Pas de civilisation moderne sans le christianisme reçu ou combattu, pas de christianisme sans le judaïsme, pas de judaïsme sans un petit peuple qui ait sacrifié sa fortune politique à sa vocation religieuse, et pas de conscience enfin, ou de sentiment de cette vocation, sans les prophètes qui l’ont soutenue parmi les défaillances, qui lui ont donné sa forme avec sa voix, et dont on serait tenté de dire qu’ils l’ont créée. Disputer maintenant si cette civilisation n’eût pas pu prendre un autre cours, ou encore, et telle qu’elle est, si celles de la Grèce et de Rome n’eussent pu suffire pour la former, ce serait, je crois, disputer dans le vide, comme on en voit qui se demandent ce qu’il serait advenu de la réforme du XVIe siècle sans Luther et Calvin, ou de la révolution française si Louis XVI était mort plein de jours, et que conséquemment elle n’eût pas éclaté. Bon ou mauvais, les Juifs ont joué dans le monde un rôle de première importance, voilà ce que le monde, pendant dix-huit siècles, ne s’était pas avisé de nier, et si nos philosophes, il y a cent ans ou un peu davantage, ont cru faire merveille en le contestant, ce serait faire preuve aujourd’hui d’une singulière étroitesse d’esprit, pour les mieux honorer, que de les imiter dans leurs pires erreurs. Ce serait aussi faire preuve, on l’a vu, d’un rare aveuglement et de beaucoup d’ignorance, puisque ce serait méconnaître ce que l’érudition générale, ce que la philologie sémitique, ce que la science des religions ont accompli de progrès depuis un siècle, et, pour jouer au libre penseur, ce serait reculer de cent ans sur son temps.


FERDINAND BRUNETIERE.