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avec sa « force supérieure, qui continue de vouloir la justice, le vrai, le bien. »

Serait-ce peut-être qu’en renonçant à la chose, on tiendrait à garder le mot, pour des raisons plus ou moins politiques? l’ombre sans le corps, le parfum sans le vase? « Les religions, comme les philosophies, sont toutes vaines, mais la religion, pas plus que la philosophie, n’est vaine. » C’est encore une idée familière à M. Renan, et qui depuis déjà longtemps a passé dans les livres de ses nombreux disciples. Mais qui ne voit qu’en bon français, la religion, c’est « les religions, » et la philosophie, c’est « les philosophies? « La philosophie, c’est ce qui fait l’objet commun des philosophies d’Aristote et de Platon, de Descartes et de Spinoza, de Kant et d’Hegel ; et si cet objet commun est démontré chimérique ou inaccessible, ce ne sont pas seulement les « philosophies » qui croulent, c’est la « philosophie » même, en même temps qu’elles, puisqu’elle n’est qu’elles. S’est-on jamais avisé d’opposer « les littératures, » comme vaines, à la « littérature, » comme éternellement subsistante, ou « les arts, » comme illusoires, à « l’art, » comme éternellement vrai? Pareillement « les religions, » c’est le judaïsme, c’est le christianisme, c’est l’islamisme, c’est encore le brahmanisme, le bouddhisme, l’indouïsme, et « la religion, » c’est ce qui fait, par-dessous les différences particulières, la matière commune de toutes les religions ; c’est ce que l’analyse trouve d’analogue ou d’identique au fond de son creuset, quand elle a comme évaporé ce que la race, le temps, les lieux, les circonstances, l’histoire, ont introduit d’individuel ou de local dans « les religions; » et si vous n’y voyez rien, comme vous dites, que d’enfantin, c’est bien « la religion » même dont vous le dites, en ne le disant pas, ou même en ayant l’air de dire le contraire. J’aimerais mieux que l’on le dît franchement.

C’est le même manque encore de netteté ou de fermeté que j’ose reprocher aux conclusions de M. Renan, et généralement à sa philosophie de l’histoire. «Le mouvement du monde, nous dit-il, est la résultante du parallélogramme de deux forces : le libéralisme d’une part, le socialisme de l’autre, — le libéralisme d’origine grecque, le socialisme d’origine hébraïque, — le libéralisme poussant au plus grand développement humain, le socialisme tenant compte, avant tout, de la justice entendue d’une façon stricte, et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l’état. Le socialiste de notre temps, qui déclame contre les abus inévitables d’un grand État organisé, ressemble fort à Amos présentant comme des monstruosités les nécessités les plus évidentes de la société, le paiement des dettes, le prêt sur gage,